Depuis sa rencontre avec la « petite amie » de Gabriel, Svein ruminait sa colère. Il n'avait guère apprécié de la voir débarquer sur son île, se pavaner comme si elle y était la bienvenue et tenter d'approcher Sigrid. Bien sûr, le jeune homme se doutait que son frère était derrière toute cette histoire. Leur tante lui avait avoué que Gabriel soutenait ouvertement Sigrid et son désir de changer d'île, mais elle n'avait pas osé donner son avis, consciente qu'une approbation provoquerait la colère du marin. Au fond, c'était la même chose qu'habituellement : Gabriel était responsable de tous ses problèmes et même après les avoir lâchement abandonnés, il continuait à l'empêcher de gérer leur famille. Il avait besoin de tout posséder : sa chance de devenir forgeron, celle de diriger leur famille, pourquoi ne l'avait-il pas achevé s'il tenait tellement à être le maître absolu ? Svein avait plus d'une fois songé à en arriver là, surtout lorsqu'il était au fond du trou, mais assez étrangement, c'était sa haine pour Gabriel qui l'avait poussé à rester en vie. Paradoxal quand on savait qu'il avait pourtant ruiné son existence...

Quoi qu'il en soit, après s'être retrouvé dans cette position, Svein ne savait plus comment réagir. Depuis le jour où Gabriel avait ruiné son avenir, il avait refusé de croiser le regard de son aîné et les rares fois où c'était arrivé, leur « discussion » s'était achevée en bagarre. La dernière valait d'ailleurs beaucoup de repos à Brunhilde après que la malheureuse ait récolté un coup qui ne lui était pas destiné. Pourtant, cette fois-ci le trentenaire savait qu'il allait devoir discuter sérieusement avec Gabriel.

Bien évidemment, il était absolument hors de question qu'ils parlent d'autre chose que de la place de chef de famille. Svein n'avait pas envie d'entrer dans des histoires interminables et il savait parfaitement que s'ils commençaient à discuter de leur relation, ils n'en auraient pas terminé avant la prochaine année ! Non, le jeune homme comptait simplement faire comprendre à son frère qu'il avait fuit sur Snákr et que, désormais, plus rien ne lui appartenait sur cette île. Il avait tiré un trait sur son passé, il devait céder le rôle de chef de famille à quelqu'un d'autre, surtout maintenant qu'il se mettait à engrosser des gueuses de Fálki !

Pour la première fois depuis des années, Svein attendit donc que Gabriel fasse son retour sur Bjǫrn, partagé entre l'envie de ne plus le revoir et celle de pouvoir mettre les choses à plat. Une partie de son esprit lui murmurait sournoisement qu'ils n'allaient pas être capables de discuter convenablement, ils en viendraient forcément aux mains, mais il préférait l'ignorer et se concentrer sur son objectif.

Quelques jours plus tard – hasard ou plainte de l'emmerdeuse de Fálki ? – l'enfant prodigue refit finalement surface à Bjǫrn. Svein apprit sa présence après que Gabriel fut arrivé chez leur tante et il alla donc se poster plus loin dans la ruelle, persuadé à l'idée que son aîné n'allait pas résister à l'envie de se faire mousser en ville. Il patienta donc, tout d'abord tranquillement, puis de plus en plus difficilement alors que les minutes s'égrainaient. L'avait-il aperçu ? Faisait-il exprès de le faire patienter ? C'était peu probable, il était arrivé par le chemin opposé et avait pris soin de ne pas s'approcher de la demeure familiale ! Pestant intérieurement, il était à deux doigts d'aller directement sur place lorsqu'une silhouette à la démarche familière apparue finalement. C'était lui. Pendant quelques secondes, Svein hésita, mais ravala son envie d'ignorer son frère et se mit en marche pour s'approcher de lui.
Lorsqu'il fut arrivé à sa hauteur, en s'arrangeant pour que l'autre ne le voit pas approcher, le cadet l'interpella d'un ton peu amène.

« Attends, j'ai à te parler. »

Il ne cherchait même pas à avoir l'air aimable. C'était plus fort que lui, dès que son regard se posait sur le visage de Gabriel, des vagues de haine menaçaient de le submerger. Avec beaucoup de difficultés, il parvint finalement à ravaler sa hargne et à adopter un ton légèrement plus neutre pour ajouter une précision :

« Ça ne peut pas continuer comme ça. »

Dans son esprit, il était bien évidemment question de la tendance que Gabriel avait à toujours vouloir les dominer, même sans vivre à leurs côtés. Il ne se rendait même pas compte que sa précision pouvait prêter à confusion....

Fouler du pied le sable de Bjǫrn et pénétrer l’enceinte de Hjarta faisaient naître en lui de contradictoires sentiments. Soulagé il l’était, de sentir ce parfum familier : les épices de Gamall se mêlant à l’odeur du cuir tanné, l’odeur marine, les passants qui se pressent autour des marchands, le chant des cantors et celui des prêtres, prêts à tout pour attirer le chaland dans leur tanière… Il était rassurant de connaître tout cela, les sourires charmants des filles de petite vertu, les ruses ignobles des charlatans vendant de la pisse de troll comme élixir de jeunesse… Tout ceci était familier, tout ceci n’avait rien à voir avec le tumulte de Snákr, et pire encore, les cris de sa propre famille. Alors même qu’il avait très peu croisé Svein depuis le terrible événement qui les avait séparé, Gabriel ressentait sans cesse une pression indicible, un retournement d’estomac lorsqu’il franchissait la porte de la demeure familiale. Et s’ils se retrouveraient nez à nez ? Pourraient-ils discuter calmement ? Non… Bien sûr que non. Neuf ans étaient passés, et la haine qu’il lisait dans les yeux de son frère n’avait jamais diminué. Lui-même basculait, de la colère à la souffrance, de la peur à violence, car il était tellement injuste que tout finisse… Comme ça. Il aurait voulu ne jamais apprendre que Wiland les aurait sans doute pris sous son aile tous les deux. Il aurait voulu ne jamais savoir que la vie de Svein fut dès lors un calvaire. Il aurait voulu, mais il avait agi, et il avait appris à la dure que tout acte porte ses conséquences, et que toute âme les transporte pour toujours.

Il n’y avait pas besoin de connaître intimement Gabriel pour ressentir le poids de son fardeau, de sa honte, qu’il traînait derrière lui comme un animal malade. Le maître forgeron lui avait un jour dit que s’il ne progressait pas suffisamment à son goût, c’est parce qu’il se complaisait dans une forme de médiocrité coupable, qu’il se refusait de réussir. Wiland appelait ça « la terreur de la gloire », inconscient des tourments de son élève. Gabriel avait depuis longtemps compris qu’il ne serait jamais capable d’accepter les fruits de son ignominie, tant que Svein ne lui avait pas pardonné cette faiblesse. Autant dire qu’ils vivraient tous deux dans le malheur, peut-être jusqu’à la fin de leur pitoyable existence.

Sombres pensées, mais douce journée !
Il avait serré Brunhilde dans ses bras, et laissé un peu de sa tristesse derrière lui par ce simple geste. C’était pour elle, et ses frères et sœurs qu’il remettait les pieds ici, qu’il acceptait de se baigner à nouveau dans les souvenirs – et dans tout ce qu’ils peuvent avoir de désagréable. C’est le jour où une pierre changea l’histoire d’Aslak, en fracassant son crâne de dément, que Gabriel avait songé pour la première fois à fuir… Si au moins le malheureux était mort. Mais non, il vivait, il bavait, il couinait, et chacun de ses regards vides était un rappel sournois. Il n’avait pas envie de rester ici, mais il voulait être là pour les autres, il voulait être le chef de famille dont leur mère aurait été fière.

Quand ses yeux clairs avaient balayé la maison sans y trouver le minois boudeur de Svein, c’est tout à la fois la déception qui l’étreignit, puis le soulagement le gifla. Allons ! Il n’allait quand même pas regretter que l’objet premier de son tourment éternel ne se trouvait pas dans les lieux… Et pourtant. Après plusieurs heures à badiner avec les filles, tout en évitant les questions intrusives des jumeaux, Gabriel sortit pour prendre l’air. L’une de ces prophétesses bizarres de Fálki prétendrait sûrement que cette subite volonté de mettre le nez dehors n’était pas réellement due à son envie de secouer ses guiboles, mais un signe, celui que leurs chemins devaient s’entrecroiser à nouveau… Toujours est-il que Svein se retrouva devant Gabriel, et ce dernier n’eut que quelques secondes pour l’anticiper. Quelques secondes languides durant lesquelles il regarda son visage, ses cheveux, cherchant ci-et-là les signes d’une bonne santé, d’une vie où il mangeait à sa faim, et ses yeux s’abaissèrent même vers ses mains, avec dans le cœur l’espoir fou et stupide qu’elle aurait l’air parfaitement agile… Les mots fluèrent, glissant sur lui comme l’écume, il n’était pas prêt encore à recevoir de reproches… Cependant, la voix n’était pas violente ; pas amicale bien sûr, mais relativement plate, celle d’un voisin d’autrefois qui aborde la conversation avec prudence. Cette retenue siffla dans l’oreille de l’aîné, qui ne sut comment l’interpréter. Prudemment alors, il décolla ses lèvres sèches l’une de l’autre.

« Continuer… ? » Quoi, continuer ? Ce qu’ils faisaient là ? Se croiser souvent, sans jamais se voir ? Lui envoyer de l’argent pour déculpabiliser, espérant qu’il le prendrait et finirait par racheter sa dette ? Ces jours à se fuir, ces nuits à penser à ce qu’auraient pu être leurs vies si… ? « Tu crois que ça m’amuse ? » Il avait plus de mal que Svein à assécher son amertume. Peut-être tout simplement parce qu’il ne s’était pas préparé à le rencontrer comme ça, en pleine rue, à brûle pourpoint. Sitôt sa silhouette absente de la maison, il s’était fait à l’idée de ne pas le rencontrer cette fois. « J’ai essayé des centaines de fois de te parler, » Appuya-t-il avec un début de colère, si prompt à démarrer qu’il se sentit étouffer. « C’est maintenant que tu daignes remarquer que j’existe ? »

Ah, la fulgurance de la fierté ! Des mois, non des années qu’il espérait que son frère serait le premier à rompre le silence, mais aujourd’hui qu’il le faisait… Son ego n’était pas capable de l’absorber. Très loin de son esprit était la possibilité que cette entrevue surprise ait quelque chose à voir avec Astrid et Sigrid, tout comme l’hypothèse que Svein souhaite se rabibocher. Sa naïveté s’était éteinte le jour où le poing de Svein avait rencontré le visage de Brunhilde, lui hurlant alors qu’il n’y avait plus de salut pour eux.

« Qu’importe. » C’était sans doute le plus gros mensonge qui échappa ses lèvres : non, pas qu’importe. Tout ça importait cruellement, désespérément, mais il ne pouvait l’avouer en pleine rue, à la face de son frère perdu. « Qu’est-ce que tu veux ? » Car il ne pouvait vouloir quelque chose de bien précis pour vaincre son désir de lui briser les dents.

Voilà bien longtemps qu'il n'avait plus réussi à avoir de discussion paisible avec Gabriel. En y réfléchissant bien, leur dernière entrevue réellement paisible et fraternelle remontait aux débuts de leur formation. Mais dès qu'ils avaient commencé à grandir et à s'intéresser à d'autres choses que le travail, leur relation s'était envenimée, toujours davantage jusqu'à atteindre le point de non retour. Oh, Svein n'était pas totalement idiot, il avait fini par remarquer que son frère était en colère contre lui, même s'il n'avait jamais vraiment compris pourquoi, mais de là à imaginer qu'il serait prêt à briser sa vie pour réussir la sienne.... Il y avait une marge. Au fond, ce qui lui avait fait le plus mal ce jour-là, ce n'était pas la douleur de ses doigts brisés, non, c'était de découvrir que son frère pouvait le détester au point d'en arriver là.

Chaque fois qu'il pensait à cet instant, Svein se demandait ce qu'il aurait pu faire pour éviter d'en arriver là, mais la conclusion était toujours la même : rien. Gabriel avait décidé ça depuis bien trop longtemps, il en était intimement persuadé. Son frère attendait simplement le bon moment pour agir, voilà tout ! Oh, bien sûr, tout le reste de la famille avait juré que ce n'était rien de plus qu'un accident, mais ils avaient dit la même chose à propos d'Aslak et les deux aînés connaissaient le fin mot de l'histoire...
Non, il n'y avait aucune solution miraculeuse et dès que ces souvenirs lui revenaient en tête, Svein ne pouvait pas s'empêcher d'être submergé par un flot de haine... et son cœur se contractait sous le coup de déception. Parfois, il en venait même à se dire qu'un jour ou l'autre, il finirait par en mourir, mais ce moment n'arrivait jamais. Malheureusement pour lui.

Autant dire que le fait d'adresser la parole à Gabriel était un véritable exploit, surtout d'un ton aussi posé ! Cependant, le concerné ne semblait pas décidé à lui faciliter la tâche. Dès qu'il ouvrit la bouche pour lui répondre, Svein se hérissa, son sang battait à ses tempes sous le coup de l'irritation. Même en lui parlant au milieu de la rue, Gabriel lui donnait l'impression de le rendre coupable. Mais c'était son mode de fonctionnement habituel, combien de fois l'avait-il fait culpabiliser avant que Svein n'en ait assez ?

Le visage du jeune homme se ferma. Quelqu'un qui ne le connaissait pas l'aurait deviné, alors son frère qui l'avait vu grandir devait clairement comprendre que leur conversation s'engageait mal. Serrant les dents quelques secondes, le Bjǫrnson éprouva de grosses difficultés à ne pas hurler sur son aîné. Au lieu de ça, il changea simplement d'intonation, la neutralité devenant plus hostile, même si c'était bien loin d'égaler leurs précédentes disputes.

« Ne te fais pas d'illusions, je ne suis venu te parler que d'une chose. » Et certainement pas celle dont à laquelle Gabriel semblait croire. « Ça fait bientôt plus de dix ans que tu es parti d'ici, tu as laissé ton passé pour changer de vie, alors tu n'as plus le droit de continuer à jouer les chefs de famille. » Une légère moue contrariée apparue sur les lèvres de Svein avant qu'il ne reprenne. « C'est d'autant plus vrai que tu as fondé ta propre famille ailleurs, la logique voudrait donc que tu cèdes ta place à quelqu'un qui est resté sur Bjǫrn, contrairement à toi. »

Les reproches étaient clairement palpables, mais Svein n'avait pas envie de s'attarder sur ce point. Pour lui, il n'y avait pas de raisons de discuter de ce qui était arrivé ce jour-là. Toutes les excuses du monde ne seraient pas suffisantes, il avait ruiné sa vie et son avenir, mais surtout trahi sa confiance – et ça, c'était irrécupérable. Désireux de ne pas voir Gabriel orienter la discussion dans cette direction, le jeune homme ne lui laissa même pas le temps de répondre et enchaîna sur la suite :

« Aslak aurait dû se charger de s'occuper de la famille, mais comme il n'est plus en état de le faire, c'est à moi de m'en charger. » Le ton de sa voix se fit plus méprisant. « Mais bien sûr, je m'attends à ce que tu refuses. Tu n'en as pas assez avec ta vie parfaite, il faut encore que tu monopolises tout le reste pour montrer à tout le monde que tu es le fils prodigue de la famille. » Son expression devint clairement hostile durant quelques secondes, mais il la chassa pour retrouver un air plus neutre. « Tu passes plus de temps là-bas que sur Bjǫrn, tu n'es plus apte à t'occuper de ça, alors cède ta place. »

Ce n'était pas une demande, mais plus un ordre.
Peu lui importait que Gabriel ne soit pas satisfait, de toute manière leur relation ne pouvait pas empirer davantage et Svein se fichait de ce qu'il pensait. Ou peut-être voulait-il le croire.

Il y a des discussions auxquelles on ne s’attend pas parce qu’intimement, on les redoute. Il y en a d’autres, par contre, qu’on ne pensait tout simplement pas possible et imaginables : elles apparaissent, soudainement, brusquement, flottantes dans un espace qui leur est propre. C’est le sentiment que Gabriel eut en commençant à comprendre où Svein voulait en venir, et ce qu’il attendait de cet « échange ». Une forme d’incrédulité passa dans les yeux clairs de l’aîné qui toisa son cadet, la surprise laissa bientôt place à un franc agacement. A l’image d’un gamin s’apercevant que son petit frère le mime, et pique ses affaires pour jouer au grand. Un tel comportement se punissait d’ordinaire par une taloche derrière la tête, mais l’empressement de son frère a passé d’un sujet à l’autre prévint un tel geste, laissant plutôt Gabriel ruminer. Bloquer la parole de l’autre n’a jamais été une bonne tactique : on ne peut pas l’empêcher de dire ce qu’il pense à un moment ou à un autre, mais on lui octroie le temps de réponse, et on laisse l’agacement s’accumuler. Et l’agacement, il montait franchement à chacun des accusations proférées.

Ah, il avait bien fait de venir ici ! Qu’est-ce qu’il en apprenait sur lui-même, un véritable bouquet de révélations sur ce qu’il avait fait, et pas fait, mêlé à un reproche acide qui filtrait par tous les pores de la peau de Svein. Si les mots pouvaient être du venin, Gabriel serait dissout depuis longtemps. Sa mâchoire se contractait, lui faisant mal aux dents, et fit battre le sang à ses tempes. Il ne voulait pas s’énerver, il craignait que ses cris n’alertent la famille trop proche, restée à l’intérieur. Il ne voulait pas donner raison à Svein en s’emportant. Il était temps de montrer l’exemple, d’être le chef de famille qu’il n’avait jamais eu le loisir de connaître dans leur jeunesse.

« Non. » Fut son premier mot, prémisse d’une discussion qui s’annonçait ouverte et radieuse… « Ne t’avises pas un seul instant à me comparer à Brynjolf, n’essaie même pas de le suggérer. » Il n’avait pas de menace à proférer, il ignorait comment il réagirait si quiconque, et pire encore Svein, le rapprochait de leur père absent qui avait, sa vie durant, prétendu être un père chef de maisonnée. « Il n’y a pas de place à céder, ma famille est ici, dans cette maison… Et en face de moi. »

La désillusion était suffisamment dense pour qu’il sache pertinemment que son frère serait dégoûté rien qu’à l’entendre proférait pareille ignominie. C’était pourtant vrai, et ce qu’il ressentait profondément. Il n’avait pas eu l’occasion de relever sa remarque sur sa prétendue famille ailleurs… Elle n’existait pas, quand bien même Svein argue le contraire – il ne le préciserait pas toutefois, tant qu’il n’y était pas contraint.

« Je suis l’aîné, j’ai toute ma tête, et je surviens aux besoins de cette famille depuis des années. » Il gagnait sa vie de façon raisonnable à présent, et il mènerait sans doute une existence plus luxueuse sur Snákr s’il ne donnait pas la grande majorité de son or à Hermine. Il ignorait si son frère était courant, mais cela ne semblait pas de toute manière être le cœur du problème. « Ce droit et cette responsabilité me reviennent, je n’ai pas commis de faute qui m’interdit de prendre soin de ma famille. » Si ce n’est celle sous ses yeux, cette main… Mais si l’on partait dans cette direction, l’état d’Aslak n’interdirait-il pas à ces deux frères arqués l’un en face de l’autre de diriger les fils et filles de Brynjolf et Astrid ? « Mais… »

Il avait été tellement stupéfait et pris aux tripes par ces attaques qu’il en oubliait l’essentiel… Pourquoi, par Heirm, Svein voudrait-il être le chef de famille ? Il n’y avait rien à y gagner, ni gloire, ni or, et son frère ne lui avait jamais semblé être le plus volontaire à pouponner les plus jeunes.

« Pourquoi veux-tu cette… place ? Tu n’as pas besoin de mon accord pour mener les affaires courantes de la maison. » Il pouvait admettre que s’il fallait attendre sa bénédiction pour la moindre chose, alors qu’il était à deux jours de bateau de la maison, ce serait handicapant. Toutefois, ce n’était pas le cas… Hermine gérait les tracas du quotidien, et Svein devait probablement faire figure d’autorité sur leurs sœurs et les jumeaux. « À moins que l’on ne t’obéisse pas ? » Difficile de manquer le trait d’acidité dans cette question sèche.

La réponse franche et concise de Gabriel ne manqua pas d'ébranler Svein. Il s'était attendu à ce que son frère lui sorte tout un tas d'arguments pour montrer qu'il ne pouvait – et ne voulait – pas lui céder sa place, mais au lieu de cela il se contenta de lui balancer un refus catégorique. La surprise s'installa dans le regard du jeune homme durant quelques secondes, mais céda rapidement le pas à une profonde irritation lorsqu'il continua en parlant de leur père. Pour être honnête, Svein n'y avait pas pensé, mais il était vrai que plus le temps passait, plus il lui ressemblait. Bien évidemment, ils avaient été suffisamment proches par le passé pour qu'il sache qu'une telle comparaison risquait de le mettre hors de lui, mais c'était le but de la manœuvre au fond.

Malheureusement, avant qu'il ne puisse en profiter pour titiller la patience de son frère, ce dernier avait déjà repris la discussion pour énoncer les raisons qui feraient qu'il ne céderait pas sa place de chef de famille. Des stupidités, voilà tout ! L'expression de Svein redevint sombre, pour ne pas dire carrément hostile. Ses prunelles céruléennes semblaient prêtes à tuer Gabriel à la moindre nouvelle provocation, mais il savait bien que ce n'était pas la chose à faire. Pas ici, pas maintenant.

Lorsque l'aîné terminé sur une question accusatrice, Svein ne put retenir un rire amer et moqueur. Son visage arbora un air amusé, mais il était aisé de voir qu'il n'était pas sincère.

« Qu'on ne m'obéisse pas ? Et c'est toi qui me dis ça ? Tu ne supportes pas que les gens puissent faire ce qu'ils veulent sans te rendre des comptes et s'ils ont l'audace de le faire, tu te venges à ta manière. Celle d'un lâche. »

Le ton de sa voix commençait à augmenter et les gens autour d'eux leur jetaient des coups d’œil interrogateurs. Au milieu de la ruelle à se prendre le bec de la sorte, ils ne passaient pas vraiment inaperçus ! C'était d'autant plus vrai que leurs voisins étaient tous parfaitement au courant de la situation et de l'hostilité qui existait entre les deux hommes – même si ce terme était un euphémisme.
Sans prêter attention aux regards des autres, Svein continua :

« Je n'ai pas besoin de toi pour les affaires courantes, mais dès qu'il est question d'une chose un minimum importante, on doit te demander l'autorisation. » Il renifla avec dédain. « Peut-être que tu crois être différent, mais la vérité c'est que tu es comme lui. Tu pars d'ici en laissant les autres aux mains de notre tante et tu t'imagines que venir parader en nous lançant ton argent au visage te donne le droit de tout diriger ! » Il commençait à perdre patience et cela s'entendait clairement. « Et cesse de me mêler à ta vie, je ne t'ai jamais rien demandé et je m'en sors très bien sans toi, je n'ai pas besoin de ta pitié. Tu ne fais plus partie de ma famille en ce qui me concerne. »

Il espérait lui faire mal en disant tout cela, mais quelque chose lui disait que Gabriel s'en ficherait certainement comme d'une guigne. Un soupir lui échappa alors qu'il rigolait à nouveau d'un air moqueur, un peu comme si toute cette histoire ne le concernait pas.

« Tu veux que je te dise ? Ta place n'est pas ici. Elle est sur ton île avec les tiens. Tu peux croire ce que tu veux, je ne suis pas le seul à le penser. » Il détourna brièvement ses yeux de son frère pour observer les environs. « Tu ne prends pas soin de ta famille, tu te donnes juste bonne conscience en essayant de croire que tu joues ton rôle. » Il reposa ses yeux sur lui. « Mais la vérité, c'est que tu essayes de briser notre famille. Sigrid pourrait faire un mariage avantageux et aider toute la famille à s'en tirer, mais toi tu préfères envoyer ta putain pour la persuader de venir vivre sur Fálki. Tu sais qu'elles refuseront qu'elle revienne ici voir la famille et si tu la connaissais un minimum, tu saurais qu'elle ne pourra jamais le supporter. Ni les autres. Mais peu importe, tu réfléchis juste à ce qui t'arrange toi et en l'envoyant là-bas, tu auras une excuse pour aller lui rendre visite et voir ta gueuse. Ou peut-être que tu pourras dire que tu n'es pas le seul à les avoir abandonnés ? »

Il ne se mettait pas dans le lot, mais se demandait sincèrement si Gabriel allait écouter ce qu'il disait ou s'il chercherait – encore une fois – à se justifier. Venant de lui, plus rien ne l'étonnerait !

Un frisson violent parcourut l’échine de l’aîné, hérissant les poils de ses bras nus et burinés par la chaleur des forges. Lui, un lâche ? Après tous ces sacrifices, ces efforts toute la nuit et jusqu’à l’aube, tout ce qu’il s’interdisait, tout ce qu’il était incapable d’accomplir parce qu’il ne voulait pas abandonner les siens… L’injustice de cette attaque lui tordait les boyaux, mais la honte de ce qu’il avait fait, la vision de cette main tordue par un coup de marteau puissamment assénée, l’empêchait de protester. Il ne voulait pas s’étriper avec son frère sur le sujet, pas maintenant, au beau milieu de la rue, en spectacle pour des inconnus et des visages autrefois fréquentés.

« Et bien, quel venin t’a délié la langue aujourd’hui ? Cela fait des lunes que tu ne m’as pas adressé autant de mots à la suite… Dommage qu’ils soient aussi hargneux et jaloux. »

Attaquer pour se défendre d’une attaque n’était pas forcément judicieux, mais Gabriel comptait en silence sur la pudeur qu’ils partageaient – du moins le pensait-il. Ils n’avaient pas pour habitude de faire des esclandres, et Svein répugnerait sans doute à hurler dans un quartier où il traînait chaque jour ses braies. Néanmoins, cela ne l’empêcha pas de proférer des paroles douloureuses, en ayant le chic pour viser juste. Evoquer Brynjolf, c’était sans doute tendre le bâton pour se faire battre et son cadet ne se fit pas prier deux fois. Un regard dur et froid lui répondit d’abord, mais céda rapidement à une expression plus contrite et affectée, blessée sans doute. Tous les faits pointaient vers cette évidence, mais l’entendre de sa voix lui faisait plus mal qu’il ne l’avait escompté. « Plus partie de ma famille », alors, c’était ça, à présent ?

« J’essayais juste de rendre les choses… Moins injustes. » Il ne pouvait pas reprendre ce coup de marteau. Il ne voulait pas reprendre la douleur, la trahison, un destin perdu. Il ne pouvait qu’essayer d’arranger les choses, mais Svein s’y refusait. Aux yeux de Gabriel, c’était comme s’il se complaisait dans une situation où il serait à jamais la victime de son coup de folie. Il ne l’en blâmait pas, mais le regrettait amèrement. « Je suis heureux d’entendre que tu t’en sors. Je n’ai jamais voulu que tu ais besoin de moi, mais tu ne m’empêcheras pas d’être ton frère. »

Croyait-il vraiment, au fond de son cœur, ce qu’il venait de dire ? Croyait-il vraiment qu’il n’y avait aucune parole, aucun geste qui puisse rompre ce vœu sacré… ? Svein n’était pas disposé à le laisser se bercer dans cet état de songes, il n’avait pas l’intention de sauvegarder la moindre parcelle d’espoir. Il était venu pour détruire, et la cruauté avec laquelle Gabriel le comprit le glaça d’effroi. L’accuser de vouloir nuire à leur famille était sans doute la pire critique qu’il pouvait lui adresser, et le guerrier devant lui le savait. Il savait pertinemment où toucher pour faire le plus souffrir. Oh, petit frère… Etait-ce vraiment sans issue ? Une colère sourde lui emplissait le cœur, un pauvre mécanisme de défense pour faire oublier le brillant de ses yeux battus.

« Arrête. Tu sais que c’est faux. » Le pire étant que Svein le pensait peut-être sincèrement. « J’ai fait une erreur, une terrible erreur, mais tout ce que j’ai entrepris depuis, c’est pour protéger cette famille ! Et toi… Tu es un menteur, un opportuniste, et un égoïste. Si tu étais parti à ma place, on ne t’aurait jamais revu ! » Il en était certain. Svein serait devenu le meilleur forgeron de Snákr, non, de toutes les îles. Il aurait aisément renversé son maître, et aveuglé la gloire, aurait vite oublié des frères et sœurs encombrants et médiocres. « Où étais-tu, quand je suis parti, Svein ? Dans quelle taverne piteuse tu te noyais pendant que nos sœurs et nos frères avaient tant besoin de quelqu’un présent ? La vérité est que tu as raté le coche. Deux fois. Une fois, à cause de moi… Et tu ne me pardonnes pas, je l’entends, mais je n’accepterai plus tes reproches vides. » Il en avait assez de se voir ramené à ce moment sans que rien ne soit construit. Svein ne l’utilisait que pour le détruire, et Gabriel lui-même n’en rêvait que pour se punir. Assez. « La seconde fois, c’est ta faute. Tu t’es perdu, et j’ai essayé d’être là pour toi. Et maintenant, tu penses que tu peux me balayer d’un revers de la main, mais tu as tort… C’est ma famille. Tu es ma famille… Si tu ne veux pas de moi : pars. Pars ! » La sécheresse de ce mot lui brûla la gorge, et il sentit le froid d’une larme silencieuse sur sa joue. Cette faiblesse de cœur qui était la sienne… Il l’essuya, et brutalement, enchaîna : « Je les aime, et je sais quoi faire. » Il n’avait plus rien à faire ici, et ne voulait pas voir ce visage. Svein était perdu, perdu, et il s’en voulait de ne pas pouvoir l’accepter. « Toi, tu n’aimes que toi. »

Là-dessus il fit volte-face, soucieux de fuir loin de son cadet. Il n’aspirait qu’à rentrer dans ce foyer, ses bras languissaient de serrer Brunhilde contre lui. Il n’y avait jamais le moindre reproche dans ses beaux yeux.

Jaloux ? Svein se renfrogna en entendant le terme employé par son frère, bien conscient du fait qu'il le faisait exprès pour le provoquer. L'était-il ? Oui, au fond c'était vrai. Svein le jalousait parce qu'il savait parfaitement qu'il aurait dû être à sa place et qu'il aurait enfin la vie dont il rêvait, loin de cette île. Oh, ce n'était pas contre sa famille qu'il en avait, mais uniquement contre ce mode de vie qui valorisait uniquement les individus nés dans les bonnes familles. Snákr avait fait figure de nouvelle chance tandis que Bjǫrn représentait simplement l'existence pénible et sans avenir qu'il redoutait depuis toujours.
Alors, oui, il était jaloux. Mais il ne l'avouerait jamais bien entendu.

Ce qui l'agaçait le plus devait certainement être sa tendance à vouloir toujours lui rappeler qu'ils étaient et resteraient frères, quoi qu'il se passe et quoi qu'ils se disent. Le pire ? Gabriel avait raison. Svein avait beau le détester de tout son cœur, il ne pourrait jamais briser les liens du sang qui les unissaient, ni même oublier tout ce qui s'était passé entre eux avant que les choses ne dérapent. Et ça l'énervait sincèrement.

Pourtant, lorsqu'il vit une lueur de colère pétiller dans le regard clair de son frère, le marin comprit qu'ils ne pourraient plus jamais se comprendre et les mots qui suivirent ne manquèrent pas de le prouver. D'après le tableau dépeint par l'aîné, Svein avait tous les torts de l'univers et était le seul responsable de cette situation. Enfin, c'était ainsi que le cadet interprétait les paroles de son frère et sa conclusion lui fit étrangement mal au cœur... tout comme la larme qui apparut discrètement sur sa joue. Bien des années plus tôt, il n'aurait pas hésité à s'en prendre à la personne qui aurait osé faire pleurer – ou simplement attrister – Gabriel, mais voilà qu'aujourd'hui c'était lui le responsable.

Quand le forgeron fit volte-face pour s'éloigner, Svein songea à le laisser partir et à l'ignorer définitivement, mais c'était plus fort que lui : il ne pouvait pas. Sans qu'il ne décide quoi que ce soit, ses pieds se mirent en route et il rattrapa rapidement son frère alors qu'ils étaient déjà en vue de la maison familiale. Sa main – celle blessée – se posa sur l'épaule de Gabriel, le forçant à se retourner.

« Alors, c'est comme ça ? Maintenant tu m'interdis même de me défendre. Tu décides et tout le monde doit se plier à tes décisions, c'est ça ? ! »

L'avantage, c'est qu'en changeant de coin, les deux frères n'étaient plus au centre de l'attention. La maison de leur tante se situait dans une ruelle secondaire et ils étaient donc plus ou moins dissimulés à la vue des passants qui continuaient de faire leurs courses malgré le temps qui se gâtait. Les prunelles de Svein brillaient d'un mélange de colère et d'une autre émotion difficile à décrypter.

« Tu ne sais rien, contrairement à ce que tu prétends ! Mais je constate que tu n'as parlé que d'eux, pas de moi. »

Il faisait référence au fait que Gabriel avait dit « les » aimer et non « vous » aimer. La lueur indescriptible était tout simplement de la déception. Malgré toute la haine qu'il éprouvait pour son frère, Svein avait toujours gardé un infime espoir que cette trahison n'était que le fruit d'une colère soudaine et non d'une haine longuement ressassée. Maintenant, il comprenait qu'il n'y avait plus rien que de la colère et de la rancœur entre eux. Pourquoi espérer le contraire de toute manière, ce n'était pas comme si les choses pouvaient être améliorées.

« Tu me reproches des choses dont tu ne sais rien. Tu avais décidé seul que je ne serais plus là pour vous si je partais pour Snákr, mais tu ne m'as jamais rien demandé ! Tu t'es fait seul juge et tu as estimé que pour notre bien à tous, il était préférable que je rate ma vie et que toi tu deviennes le fils prodigue, c'est ça ? » Le ton de sa voix montait malgré lui. « Tu dis que tu seras toujours mon frère, mais tu agis pour que ce ne soit pas le cas. Tu veux vraiment savoir où j'étais le jour où tu es parti ? Tu crois quoi exactement, que je me suis soigné en deux jours avant de reprendre une vie normale ? J'aurais dû être là pour t'acclamer après ce que tu avais fait ? » Il secoua la tête, détournant brièvement le regard. « Tu m'as enlevé mon avenir et maintenant tu me pousses à quitter la famille. Plutôt que de me briser la main ce jour-là, tu aurais dû me tuer directement, ça aurait été plus rapide et plus humain. » Le ton était froid et distant. Il releva tout de même les yeux pour les plonger dans ceux de son frère. « Si tu veux que je parte, dis-le clairement. En me regardant dans les yeux. C'est une chance unique pour te débarrasser du plus gros problème de la famille, alors saute sur l'occasion. »

Assez étrangement, il était intimement convaincu que Gabriel allait en profiter pour terminer cet épisode commencé des années plus tôt. Un soulagement ou non, il hésitait encore, mais est-ce que ça avait encore une quelconque importance ?

Depuis combien de temps, depuis combien de lunes, d’années peut-être, leurs corps ne s’étaient pas touchés pour se blesser ? La main qui se posa sur son épaule n’était pas douce, elle était ferme et décidée, mais ses doigts ne se crispaient pas pour le tordre et le faire souffrir. Ce contact anodin, résonna étrangement chez l’aîné, qui se retourna docilement et jeta un regard d’incompréhension à son frère. Il s’était attendu à partir sous le vent des insultes, une partie de lui s’était préparée à une attaque brutale, de colère, une mise à terre à laquelle il n’était pas certain de vouloir résister. Rien de tout cela ne survint, l’indignation de Svein n’en était que plus soulignée et contrastée.

« Non, bien sûr que non… » Commença Gabriel, ses prunelles claires cherchant vaillamment à embrasser celles courroucées de son cadet. Pourquoi n’arrivaient-ils plus à se comprendre ? Gabriel ne voulait pas tout décider, il ne voulait pas d’une famille où toutes ses paroles seraient accueillies comme des commandements d’Heirm… Il voulait seulement ne pas être exclu de cette famille, ne pas perdre ce cercle qu’il avait, comble de la tristesse et de l’ironie, fissuré d’un coup de marteau. « Je ne sais pas ce que tu attends de moi, Svein. » Rien était la réponse qu’il redoutait le plus, et en même temps, son cœur ne voulait pas y croire. Pas quand, soudainement et sorti de nulle part, son petit frère semblait regretter qu’il ne l’ait pas inclus dans son ode à l’amour. Ce reproche sécha le palais du forgeron qui, penchant légèrement la tête sur le côté, observa le regard insondable du plus jeune.

« Svein… » Commença-t-il d’une voix douce et presque timide, mais le flot reprit, plus emporté et douloureux que le précédent. Comment son frère pouvait-il seulement croire qu’il menait une vie agréable, une vie de héros, d’élu, de « fils prodigue » ? Son existence était-elle moins pauvre que celle qu’il avait vécu sur Bjǫrn ? Il gagnait plus d’argent, certes. Leurs frères et sœurs pouvaient manger à leur faim, dans des lits moins gavés de puces. Rien que pour cela, il n’avait pas le droit de regretter sa présente situation – il regrettait, en revanche, tout ce qui l’y avait conduit. Et il était seul, plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Que Svein disparaisse complètement de son horizon… Ne lui apporterait aucun réconfort. Il ne pourrait pas oublier sa culpabilité, et il perdrait tout espoir de… Mh. Oui, il espérait toujours le retrouver, et être pardonné. N’était-ce pas pitoyable ?

« Je ne veux pas que tu partes. » Un murmure, une prière qui serait passée inaperçue dans le tumulte de la rue dans laquelle ils s’étaient trouvés, mais qui était perceptible ici. Et il l’avait regardé dans les yeux. « Ils ont besoin de toi… Et je ne veux pas disparaître de ta vie. » C’était sûrement déjà le cas, et il jouait aux aveugles, à prétendre le contraire. Son ‘pars’ désespéré il le regrettait déjà lui-aussi, ce mot de trop, à l’image du geste de trop d’il y a des années. N’était-il donc pas capable de s’arrêter ? De ravaler ses paroles ? Non, qu’elles soient pour l’attaque ou pour se découvrir… « Je n’ai pas… Réfléchi. C’est vrai j’étais jaloux, tu étais infiniment plus doué que moi et c’était naturel pour toi. Tu… Survolais les difficultés. Mais ce n’était pas ça, le plus dur. J’aurais accepté que tu ais un don, et que tu en récoltes la gloire mais, je n’ai pas su accepter que tu partes. Je t’ennuyais. Tu ne m’écoutais plus et l’idée que tu nous… » Ne mens pas. « Que tu me quittes était insupportable. Tu t’éloignais et je n’aurais jamais pu te rattraper. Tu étais là au milieu de la forge, et il fallait juste que je te retienne. » Son coup n’avait pas été prémédité, tout juste avait-il formalisé son terrible dessein dans son esprit qu’il l’avait exécuté. Sa voix chevrotante, grave, basse comme s’il était ruée de coups, trahissait son émotion et son incertitude. Il n’avait pas songé à se confier en croisant la silhouette pleine de résolutions de son cadet, et il craignait ne l’entende pas. Lui non plus, n’était pas venu pour recevoir des excuses. Gabriel tendit lentement ses mains, les paumes vers le ciel en signe de résilience. Vulnérable, il l’était, Svein pouvait aisément lui sauter à la gorge et déverser tout ce qu’il gardait en lui. Gabriel pensait même qu’il préférait ce traitement à l’indifférence. « Quand j’ai réalisé ce que j’avais fait, et quand j’ai vu ton regard… Je suis parti. Te blesser et fuir ensuite, ce sont les deux pires erreurs que j’ai jamais commises, et je ne peux pas les corriger. Je suis désolé Svein, je t’ai trahi, en tant que frère et en tant qu’ami. »

Leur pauvre mère aurait été tellement déçue. Y penser seulement lui tordait le cœur, mais autant que de confesser tout ce qu’il était en train de révéler. Il n’y avait peut-être pas de nouveautés dans ce qu’il avouait, mais jusqu’alors, il ne l’avait fait qu’en hurlant, par bribes, dans la mêlée d’un combat éternel qui les opposait depuis.

« Je ne suis pas le fils prodigue. Ma vie est misérable, Svein. Il n’y a rien à envier. Je t’ai sans doute volé ton destin… Pour rien. » Il vivait sur une île loin d’ici, entouré d’étrangers, en homme fait sous la coupe d’un maître qui ne lui laisserait sans doute jamais sa suite. Seul, sa famille à des lieux, avec une fille qu’il connaissait à peine auprès d’une femme qu’il connaissait encore moins. C’était risible tant c’était pathétique. « On aurait pu partager une destinée ensemble. » Si seulement il ne s’était pas laissé aveugler, si seulement Wiland n’avait pas joué avec leurs tempéraments… Gabriel avait gardé pour lui le regret du forgeron, qui avait prétendu des années plus tard qu’il les aurait pris tous les deux sous son aile. À quoi bon, maintenant ?

Svein était un peu perdu, lui-même ne savait pas ce qu'il attendait de Gabriel. Une partie de lui criait « la paix », une autre « rien » tandis qu'une dernière, profondément enfouie, aurait apprécié une réconciliation. Mais le trentenaire savait parfaitement qu'ils n'en seraient pas capables : il y avait trop de rancœurs et de non-dits entre eux. Le plus simple était d'oublier et de passer à autre chose, mais malgré tout ce qu'il avait pu dire, Svein savait que Gabriel resterait son frère quoi qu'il puisse faire. Ils ne pourraient jamais totalement couper les ponts, à moins de disparaître d'ici et de parler pour Gamall – mais autant dire qu'il n'envisageait pas une seule seconde cette solution.
Il resta donc obstinément silencieux, estimant que l'indifférence était pire que la colère et, de toute manière, il ne se sentait pas la force d'agir ainsi.

Lorsque son aîné lui annonça qu'il ne voulait pas le voir partir, Svein préféra détourner les yeux plutôt que de croiser le regard de Gabriel qui lui était particulièrement pénible. Il n'avait jamais été spécialement doué pour dissimuler ses émotions au niveau du regard, il finissait toujours par le trahir. Et vu ce que le forgeron avait à dire, il était préférable qu'il ne dévoile rien de ce que ces aveux pouvaient provoquer chez lui. D'une certaine manière, Svein avait toujours pensé qu'il serait ravi le jour où Gabriel lui avouerait qu'il était moins doué ou moins brillant que lui, mais maintenant qu'il entendait cet aveu, tout ce qu'il ressentait c'était de la lassitude. Et une pointe de tristesse.

Au terme des aveux de son frère, le marin se sentait presque nauséeux. Tous les sentiments positifs qu'il avait imaginé ressentir le jour où une telle chose se produirait, avaient totalement disparu. Il se sentait étrangement mal, triste d'une certaine manière, mais aussi en colère. Un mélange de sentiments qui risquait de se montrer plutôt explosif, c'est pourquoi il ne se sentit pas capable de continuer leur discussion. Mieux valait en rester là et cela même s'ils n'avaient toujours pas réglé l'histoire du chef de famille – peut-être que c'était le but de Gabriel justement ? Non, il n'avait jamais été vraiment manipulateur, mais se connaissaient-ils réellement ?
Un soupir lui échappa tandis qu'il détournait le regard d'un air lassé.

« Mais ça n'arrivera pas. Même si un jour on réussissait à régler cette histoire, ça ne changerait rien à la situation. Certaines choses brisées ne peuvent pas être réparées. » Parlait-il seulement de sa main ? Il n'en était pas sûr. « Tu as décidé de toutes ces choses sans m'en parler avant. Je ne vais pas revenir là-dessus, mais sache que si tu l'avais fait, tu aurais compris que tu te faisais des histoires pour rien. »

Il n'allait pas approfondir ce sujet pour la bonne et simple raison qu'il n'avait pas envie de jeter de l'huile sur le feu pour une fois. Svein préférait laisser le passé en espérant qu'un jour il tomberait aux oubliettes, mais pour le moment il ne s'en sentait pas encore capable. La vérité, c'était que le jeune apprenti qu'il était s'était promis de supplier Wiland de prendre aussi son frère si jamais c'était sur lui qu'il avait jeté son dévolu, quitte à refuser de le suivre s'il avait refusé, mais cette histoire lui semblait tellement lointaine....

Un dernier soupir lui échappa tandis qu'il pivotait pour se détourner de son frère, n'ayant plus la force ni la volonté de continuer cette discussion. Elle était plus éprouvante et douloureuse que leur dernière bagarre, il en viendrait presque à regrette cette période-là.

« Je n'ai plus envie d'en parler, inutile de ressasser le passé, ça ne changera rien. Je te souhaite bien du plaisir avec la famille et sur ton île. » Il lui accorda un dernier regard. « Je te conseille tout de même de te débrouiller pour devenir ce fils prodigue, ou alors tu auras ruiné mes chances pour rien. »

Le ton de sa voix n'était ni froid, ni chaleureux, juste indifférent.
Sans attendre la moindre réponse de son frère, la jeune homme se détourna pour de bon et s'éloigna de la demeure familiale sans se retourner une seule fois.