Son pied s’enfonça dans le sable meuble de la plage, écrasant sous son poids les minuscules coquillages qui crissèrent dans un chuintement désagréable. Elle avait donné pour ordre à sa seconde d’apprêter le départ pour le crépuscule, le reste de la journée pouvait s’organiser comme bon lui semblait si tant est qu’elles puissent prendre le large au temps voulu et que le Fer-de-Lance n’était jamais laissé sans surveillance. Elle n’avait guère confiance dans les individus qui peuplaient cette île ; Certes, cela ne valait pas l’austérité de la tanière de ces rustres de Snákr, mais ce n’était pas non plus Fálki et son bien-être, son savoir vivre et sa noblesse. Ici tout était trop pompeux, trop extravagant, des murs aux hautes demeures qui surplombaient la plèbe. On se gargarisait d’être l’île la plus puissante, sans réaliser qu’on était aussi l’île la moins égalitaire, celle qui était le plus rongé par la pauvreté et par le crime. Au terme d’un voyage long d’une journée, Astrid avait fini par mettre pied à terre et Bjǫrn l’accueillait de sa clameur matinale. Il lui arrivait régulièrement de s’y rendre quand il fallait escorter quelque personnalité venue se rendre dans la demeure du Jarl pour peaufiner quelques alliance, ou encore quand il y avait commerce à faire les jours de grands marchés. Le reste du temps, elle préférait éviter de s’y rendre sauf obligation.

Aujourd’hui était différent ; Astrid devait rencontrer une jeune femme désireuse d’échapper au carcan familial pour lui offrir l’opportunité de commencer une nouvelle vie sur Fálki. Elle savait que toutes les possibilités lui étaient ouvertes là-bas, et c’était avec joie qu’elle s’était portée volontaire pour faire sa rencontre. Cette jeune femme, elle ne l’avait jamais vue auparavant mais, de la description que lui avait faite Gabriel, elle se l’imaginait bien volontiers. Par ailleurs, elles avaient eu une courte correspondance pour définir les termes de leur rencontre, et Sigrid s’était montrée particulièrement enjouée à l’idée de voir son rêve se concrétiser. En sommes, de part et d’autre, les décisions étaient prises et le reste n’était plus qu’une question de formalités. Sigrid devait savoir où elle s’apprêtait à arriver, devait savoir que rejoindre Fálki c’était tirer un trait sur son ancienne vie. Sans tourner le dos à sa famille, elle devait comprendre qu’il s’agissait d’un nouveau départ – et que les séparations pouvaient parfois être plus dures que le dépaysement. Cependant, Astrid était confiante – Gabriel lui avait décrite l’aînée comme une battante, une indépendante dotée d’un fort caractère. Le genre de femmes qui avait tout à fait sa place dans les rangs des Fálkidottir.

Par deux fois, elle demanda son chemin pour la demeure des Brynjolfson, zigzaguant entre les étals malodorants de poissons frais tout juste revenus du port. Lorsqu’enfin elle trouva quelqu’un qui semblait savoir de qui il s’agissait, elle se trouvait presque à proximité de la bâtisse ; Quelques pâtés de maisons, deux ou trois détours par des ruelles boueuses et elle serait arrivée. Réajustant sa cape, la jeune femme prit la première ruelle à sa droite et déboucha sur une artère guère moins engorgée que la précédente. Se laissant guider par l’orientation du vent – toujours depuis la mer – elle n’eut aucun mal à savoir qu’il fallait remonter la rue pour arriver à bon port. Mais c’était sans compter que l’intervention d’un individu qu’elle ne reconnut pas de prime abord. L’homme était d’une corpulence moyenne, tout en nerfs, et la toisait méchamment, comme si elle venait à l’instant de l’insulter lui et sa famille. Elle n’eut pas même le temps d’ouvrir la bouche qu’il déversa un flot de gentillesses à son encontre. Pour qui se prenait-il ?

« Je vous demande pard… » Cracha-t-elle en faisant volte-face.

Mais elle n’eut pas besoin de prendre le temps de cerner l’homme que la lumière se fit. Oui, c’était discret mais la ressemblance était là, au coin de sa bouche perfide qui ne semblait pas savoir cesser de mugir. Gabriel lui avait parlé du fait qu’elle risquait de se retrouver confrontée à un problème lorsqu’elle irait à la rencontre de Sigrid, mais elle n’imaginait pas que cela se ferait en pleine rue, avant même qu’elle n’atteigne la demeure familiale. Elle devait au moins lui reconnaître qu’il avait de la suite dans les idées.

« Svein, j’imagine ? Aucun sourire n’ourlait ses lèvres, elle haussa simplement un sourcil circonspect. Puisque vous semblez voir les choses ainsi, je n’irai pas par quatre chemins : cela ne vous regarde pas. Votre sœur est une femme faite, c’est à elle – et à elle seule – que revient la décision. D’ailleurs c’est à sa demande que je suis là et à celle de personne d’autre. »

Quid de Gabriel ? Il lui avait simplement fait savoir les intentions de sa jeune sœur, mais la volonté de quitter Bjǫrn émanait d’elle et elle n’allait certainement pas le laisser se mettre en travers de sa route.

La tension était montée d’un cran. Certes, Astrid n’avait pas été ravie de se trouver sur cette île baignée de foule et de misère, mais son humeur de la journée venait de basculer plus brutalement encore. Si elle avait su que Gabriel l’envoyait dans un nid de vipères, sans doute y aurait-elle réfléchi à deux fois avant de visiter Sigrid. Les jeunes femmes qui affluaient sur Fálki étaient nombreuses chaque année ; Des Bjǫrndottir refusant le carcan familial que leur imposait leur sexe, des esclaves échappées de Snakr ou simplement des femmes qui rêvaient d’un ailleurs, qui rêvaient d’une autre vie. Toutes ne bénéficiaient pas d’une visite à domicile, loin de là, la plupart étaient même contraintes de rallier l’île par leurs propres moyens et parfois sans le sou. Des passeurs peu scrupuleux s’étaient fait une spécialité d’accepter les dons en nature pour conduire de nuit ces jeunes femmes jusqu’aux côtes de Falki – desquelles ils n’étaient même pas autorisés à approcher ! Ce qu’ils ne faisaient pas pour la plupart, trop lâches ; Les bougresses devaient finir à la, cramponnée à un ballot flottant si tant est qu’elles parviennent jusqu’à la rive. Par chance, des sentinelles rôdaient régulièrement et Astrid elle-même avait ramassé nombre de ces femmes, gelées jusqu’à l’os et épuisées par la route.

Elle ne voulait pas cela pour la sœur de Gabriel, c’est pourquoi elle s’était proposée pour aller à la rencontre de cette dernière et – si tant est qu’elle le veuille toujours – lui proposer une place sur l’embarcation. Mais à voir comment tournait leur discussion, Astrid commençait à regretter sérieusement sa proposition. Rien ne valait de subir pareil outrage, et elle bénissait les Dieux d’être née à la bonne époque et surtout sur la bonne île. Et quand elle imaginait que Bjǫrn était encore moins rétrograde que Snákr, elle n’osait imaginer la condition des femmes sur ce caillou austère perdu au milieu de l’océan. Par ailleurs, une pensée fugace lui traversa l’esprit : comment un être aussi misogyne que son interlocuteur n’avait-il pas songé de rejoindre l’île par excellence du patriarcat et du machisme ? Comment pouvait-il supporter l’idée qu’une fois le Jarl mort, ce serait une femme qui gouvernerait à sa place et qui donc le gouvernerait lui ? Peut-être qu’il avait essayé après tout, elle n’en savait rien. Et ça ne l’intéressait guère.

« Aux dernières nouvelles, il était bien vivant et avait toute sa tête. En quoi le fait d’être loin lui enlèverait-il ce qui lui revient de droit ? Qu’il soit mort à tes yeux n’en fait pas un cadavre. Ses yeux s’étrécirent. Elle prenait parti d’un conflit qui n’était pas le sien – il fallait y couper court. Enfin, c’est vos histoires, je ne suis pas là pour ça de toute façon. » Ajouta-t-elle d’un air mauvais.

Non, elle était là pour offrir à une fille la possibilité de s’affranchir d’idéaux faits par les hommes, pour les hommes. Astrid songea un instant à sa famille, à Solveig, et réalisa qu’il n’y avait rien qu’elle ne ferait pas pour lui permettre de mener une vie digne et libertaire. Comment une mère, une mère adoptive, une protectrice, pouvait-elle supporter l’idée que son enfant soit en souffrance ? Sigrid souffrait ici, étouffée par le carcan du patriarcat. C’était un esprit rebelle, un esprit libre qui ne demandait qu’à s’épanouir et pour ce genre de personne, il n’y avait qu’une issue : la liberté par tous les moyens.

« Que tu le veuilles ou non, elle finira par quitter l’île, répondit-elle avec aplomb. Même si je ne l’y aide pas. Comptes-tu la faire garder jour et nuit ? L’enfermer à double tour ? Qui la surveillera quand tu seras au large ou en train de courir les bordels ? Si sa détermination est sans faille, elle finira par trouver un moyen de te fausser compagnie. »

Oh cela, elle n’en doutait pas ; Astrid avait vu assez de femmes échapper à la surveillance de leurs frères et de leurs époux pour savoir que la frustration était un moteur puissant. Les femmes étaient plus ingénieuses que les hommes lorsqu’il s’agissait de parvenir à leurs fins et Svein l’apprendrait un jour à ses dépens.

« Obéir ? Elle haussa un sourcil circonspect. Mais je n’ai pas à t’obéir, tu n’as aucun pouvoir sur moi. Pas plus que tu ne peux décider de ma présence ou non sur cette île. C’était un fait. Que tu m’interdises l’accès à ta demeure ne m’empêchera pas d’attendre une réponse de sa part. Je resterai la nuit et partirai au petit matin. » Parce qu’elle avait des obligations, ce qu’elle ne précisa pas.

Dans toute sa bravade, Astrid savait qu’elle n’avait pas vraiment d’autre choix. Elle ne pouvait pas faire irruption en force chez eux, ce serait prendre le risque de déclencher un pugilat. Encore que l’idée d’écraser son poing dans le visage arrogant de l’homme face à elle ne lui déplaisait pas, elle n’avait guère envie d’ajouter au conflit familial déjà profondément enraciné.

Il s’écoula un temps avant qu’il ne reprenne la parole. Il fallait dire qu’Astrid n’y était pas allée par quatre chemins, et même s’il y avait un fond de vérité dans ce qu’elle disait, elle savait aussi qu’elle ne connaissait pas tous les tenants et les aboutissants de l’histoire. Gabriel et elle n’avaient que peu parlé de la fracture qui avait eu lieu au sein de leur famille ; Tout ce qu’il lui avait dit, c’était qu’il avait une sœur et que cette sœur rêvait d’un ailleurs que Fálki pouvait lui offrir. Il lui avait aussi dit qu’il avait un frère, et que ce frère allait chercher à se mettre en travers de la route. Et qu’il n’était pas bons termes avec ce frère. Elle n’imaginait pas un seul instant que leur rancœur portait aussi loin, et elle n’imaginait pas devoir en faire les frais. À dire vrai, à bien des égards, elle avait l’impression d’avoir été jetée dans la fosse aux serpents.

Les bras croisés sous son lourd manteau, Astrid darda ses prunelles dans celles de Svein. Elle avait le même regard farouche que lui, la même animosité et le même éclat de provocation. Il y avait cette tension palpable, électrique, mais pas de celle que l’on ressent auprès d’un amant potentiel. De celle que l’on ressent auprès de quelqu’un dont la présence nous est insoutenable – ironique, lorsque l’on considérait qu’ils venaient tout juste de se rencontrer. L’oncle de sa fille la haïssait, parce qu’elle avait eu le malheur de porter dans ses entrailles l’engeance de son frère, et que tout ce qui s’approchait de Gabriel de près ou de loin était honni et ne méritait pas la moindre considération. Alors une femme qui avait écarté les cuisses pour le traître ? Une putain qui se permettait d’empiéter sur son territoire ? Evidemment qu’il n’allait pas laisser passer ça. Un sourire acerbe ourla ses lèvres.

Il avait parfaitement raison, elle ne savait rien des histoires qui existaient entre eux. Et accessoirement, cela n’avait pas d’importance. Elle avait donné sa parole à Gabriel qu’elle tendrait la main à Sigrid si cette dernière désirait rejoindre Fálki, elle s’était rendue sur Bjǫrn pour la rencontrer, elle avait intercédé en sa faveur auprès des notables de l’île pour qu’elle soit acceptée. Puisqu’il savait visiblement que Svein s’opposerait fermement au départ de sa sœur, si Gabriel avait vraiment voulu aider cette dernière, il aurait été là aujourd’hui pour faire valoir son droit d’aînesse. Mais non, il n’y avait qu’elle. Elle secoua la tête.

« J’ai rempli ma part du contrat en venant ici, répliqua-t-elle sèchement. Contrairement à ce que tu sembles croire, je ne suis pas venue pour t’arracher ta sœur mais pour la rencontrer, pour parler avec elle. Enlever, ce n’est pas dans nos pratiques. Pas dans les siennes en tout cas. Astrid était un bouclier pour Fálki, pas une esclavagiste. Si elle n’a pas le désir de quitter sa famille, c’est tout à son honneur. Mais maintenant qu’une opportunité lui a été offerte, à ta place, je ne présumerais pas de ce que je sais d’elle. » L’instinct de conservation était fort.

Un instant elle s’arrêta, tentée de ne pas entrer dans son jeu. Elle avait compris qu’il cherchait à la pousser à bout, sans doute l’avait-elle piqué au vif en ayant raison sur un point ou deux et il cherchait à se venger avec bassesse. Elle voulut se dire qu’elle valait mieux que ça, mais le visage de ses fils aînés flotta un instant dans son esprit et le dégoût céda à la colère quand la douleur vint peser dans la balance. Par chance, elle était de ces femmes qui avaient des contacts avec leurs enfants, parce qu’elle était en bons termes avec leur père et qu’il lui était autorisé de les visiter sur Snákr au péril de sa vie. Mais elle connaissait des femmes qui n’avaient plus vu leur enfant depuis des années, parfois des dizaines d’années, et elle savait à quel point leur douleur pouvait être cruelle et combien le pacte pouvait être injuste. Un spasme de rage déforma un instant sa mâchoire.

« Tu parles de choses que tu ne peux comprendre, siffla-t-elle. Tu ne sais pas le désir de se sacrifier pour offrir un avenir meilleur à quelqu’un d’autre. Et l’exemple de Sigrid était tout à fait parlant ; Il agissait par vanité et par égoïsme. Tu ne sais rien de l’amour et tu ne sais rien de la parentalité. Quid des bâtards que tu as dû laisser derrière toi ? Te préoccupes-tu seulement de savoir si tu n'as pas engrossé les chiennes que tu as sautées ? Je n'ai pas de leçons à recevoir de toi. »

Elle aurait voulu lui arracher la tête. Là, sur l'instant. Elle aurait voulu pouvoir tuer d'un regard. Mais elle ne pouvait pas, elle n’était pas sur Fálki. Elle avait les mains liées au Ráðfriðr tant qu’elle se trouverait sur cette île et elle ne pouvait pas se permettre de créer un incident diplomatique. Même si sa fierté était bafouée et son honneur traîné dans la boue.

La discussion n’avait pas pris la tournure qu’elle s’était imaginé pendant la durée de son trajet en direction de Bjorn. Il fallait dire qu’elle ne savait rien de l’incident qui s’était déroulé entre les frères, et rien non plus de la profondeur de l’animosité qui subsistait entre eux. À bien des égards, elle était profonde et, quoiqu’ancienne, avait laissé des blessures tenaces qui suppuraient aujourd’hui encore. Ce qu’elle s’était imaginé être un petit conflit sans importance comme il peut en exister au sein des familles se trouvait être une fracture profonde et inéluctable dans laquelle elle avait trébuché bien malgré elle.

« Ce que je sais, c’est que tu as volontairement cherché à me blesser, répliqua-t-elle. Peut-être est-il aussi mauvais que tu le prétends – je ne le nie pas, après tout tu le connais bien plus que moi – mais je n’ai pas l’impression que tu sois un saint. Il n’avait même pas cherché à savoir qui elle était avant de lui sauter à la gorge et il semblait bourré d’aprioris sur les femmes, ce qui en disait long sur le genre d’individus dont il s’agissait. Tu présumes beaucoup de choses de notre relation et c’est une erreur. Gabriel n’est pas mon compagnon, c’est le père de ma fille. Notre relation cesse au moment où je prends les voiles pour reconduire Solveig sur Fálki. »

La pensée de sa fille restée sur l’île lui serra le cœur, mais elle ne put s’empêcher de se féliciter de l’avoir laissée en dehors de ça. Pourtant l’enfant avait insisté pour la suivre et rencontrer cette branche de son arbre généalogique. Mais qu’aurait-elle pensé du frère de son père ? Les lèvres pincées, son regard suivi le mouvement de Svein tandis qu’il exhibait sa main fracassée sous ses yeux – arguant que d’amour et de sacrifice il n’y avait pas pour son frère aîné. Le handicap était à peine visible, mais bien présent ; Ses doigts étaient raides, et maintenant qu’elle le voyait, rien ne lui semblait plus évident. Ses lèvres se pincèrent un instant. « Je l’ignorais, admit-elle. Elle enchaîna : Je n’ai su que tardivement qu’il existait un conflit entre vous. Quant à sa nature, elle m’était inconnue jusqu’à présent. »

Au final, qu’elle le sache ne changeait pas grand-chose. Gabriel n’était pas son mari, il ne partageait pas son quotidien. En somme elle n’attendait rien de lui, ou tout du moins rien de plus que ce qu’il lui avait déjà donné c’est-à-dire une héritière, et il n’avait pas de compte à lui rendre si tant est qu’il ne cherche pas à faire d’elle son pion. Même si elle ne savait pas bien ce qu’il y avait à manipuler, le fait qu’elle se retrouve au milieu d’un conflit qui ne la regardait pas lui laissait la désagréable impression d’avoir été instrumentalisé. Ce qui ne jouait pas en sa faveur et avait tendance à appuyer les dires de Svein. La suite du discours qu’il lui tint força un peu plus cette impression. Elle resta un instant sans mot dire, le regard sombre et voilé. Pourquoi n’était-il pas présent ?

« C’est en effet un point qu’il me faudra éclaircir avec lui » Marmonna-t-elle. Oh, Astrid était curieuse d’entendre son explication même si, au fond, cela ne lui importait pas beaucoup. Oui, elle prendrait mal de savoir qu’il l’avait envoyée ici en sachant très bien qu’elle ne pourrait rien faire pour sa sœur et que cette rencontre n’avait d’autre but que jeter de l’huile sur le feu qui couvait entre Svein et lui. Mais la véritable victime c’était Sigrid. C’était elle qui était au cœur du conflit et il lui semblait de plus en plus évident que chacun des deux frères avait fait de l’avenir de leur jeune sœur une preuve de force pour la domination de la famille. Sa volonté n’avait pas l’air de bien leur importer. « Sur Fálki, elle serait hors d’atteinte de lui. Hors d’atteinte de tout, y compris du conflit qui vous déchire. »

Une manière de lui rappeler que sous les airs qu’il se donnait, la Fálkidottir n’était pas dupe quant à ses véritables intentions. Il critiquait son aîné mais ne valait pas mieux que lui, s’opposant au départ de sa sœur dans le seul but de conserver sa mainmise sur elle. De faire valoir son droit d’aînesse à l’ensemble de leur famille. Elle n’inventait rien, tout était de lui. Finalement, un soupir s’insinua d’entre ses lèvres tandis qu’elle resserrait sa lourde cape autour de ses épaules. Un vent froid, brutal et humide commençait à souffler en rafales ; Même si elle ne l’avait pas voulu, il lui aurait fallu repousser son retour à demain. Aux excuses qu’il lui présenta, Astrid inclina la tête. Si elle ne signifia pas qu’elle les acceptait, son ton se fit plus doux.

« Comme je te l’ai dit, il m’a demandé un service. Accueillir des femmes est une chose que nous faisons régulièrement, je n’ai pas vu de raisons de m’y opposer. Elle marqua une pause, jetant un regard autour d’elle. Si j’avais su que je mettais les pieds dans un guêpier et dans un conflit familial dont je n’ai que faire, je me serais effectivement abstenue. »

Et c’était peu de le dire ! Plus le temps passait, plus il lui semblait évident qu’être venu était une erreur. Mais au moins la tension avait-elle fini par redescendre.

Astrid ne savait trop que faire des informations qu’elle venait d’obtenir de la part de Svein. C’était une femme prudente par nature, qui n’avait guère besoin qu’on lui conseille la méfiance. Douter était une seconde nature chez elle, qui faisait directement écho à ses instincts les plus primaires pourtant elle n’avait jamais ressenti le besoin de se méfier de Gabriel. C’était un homme doux, rêveur, et même si elle ne savait que peu de choses de lui, elle ne l’aurait jamais imaginé capable de broyer l’avenir de son jeune frère pour se sortir du trou puant qu’était sa vie. À elle, il lui était absolument inconcevable de faire passer son bien-être avant celui de sa famille. Et il avait toujours été un père ému et aimant lorsqu’il était question de Solveig. Comment expliquer la dualité ? Le regard de la jeune femme se posa successivement sur le visage de Svein et sur sa main blessée.

Parce qu’il disait la vérité, elle le savait.

Et lorsqu’il lui disait de se méfier de lui, c’était aussi la vérité. Sa vérité. La vérité de quelqu’un qui s’était successivement senti trahi puis abandonné par son frère aîné. Par son compagnon d’infortune. Par celui qui aurait dû l’aider à faire face à tout ça et qui avait fui sur une autre île au détriment d’un futur brisé. Même s’il lui était antipathique, même si elle ne tolérait pas le discours qu’il tenait sur la place des femmes, Astrid ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour lui une pointe de… pitié ? Non. Empathie était le terme juste. Elle savait qu’à sa place, elle ressentirait la même chose. La même haine, le même besoin de se battre. Une partie d’elle le comprenait, une autre ne pouvait tolérer la manière dont il l’avait prise à partie – et ce même s’il lui avait présenté ses excuses. La rancune avait la peau dure.

Lorsqu’il lui affirma qu’il n’était pas un saint, mais que Gabriel n’était pas exempt de tout reproche non plus, la Fálkidottir ne répondit pas mais inclina la tête en signe de compréhension. De toute façon, il n’y avait rien à répondre ; Elle confronterait les versions des deux frères et verrait bien ce dont il retourne. Chaque personne dissimulait sa part d’ombre et il n’y avait pas de raison qu’il fasse exception à la règle. Elle-même savait se montrer manipulatrice, perfide et cruelle et pourtant elle ne s’était jamais considérée comme une personne profondément mauvaise ! Restait à savoir si Astrid parviendrait à rester hors de portée du monstre que dissimulait le visage affable de Gabriel et surtout restait à savoir si elle parviendrait à garder sa fille à l’abri de tout ça. Il n’y avait rien de plus précieux à ses yeux.

La suite de la discussion la surprit toutefois ; Ainsi, il allait y réfléchir et discuter avec elle ? C’était surprenant – mais bienvenue – au vu du discours qu’il avait tenu jusqu’à présent. Elle appréciait le fait qu’il lui tende la main et surtout que la discussion se soit finalement apaisée. Même si elle doutait qu’il considère réellement la question de laisser sa sœur partir… Après tout, il lui semblait de plus en plus clair que l’avenir de Sigrid dépendrait de la discussion qu’auraient les deux frères et elle n’avait guère de doutes quant à l’issue de leur rencontre – si tant est qu’elle ait lieu un jour ! Un sourire las mais amusé ourla sa lèvre :

« Oui, je n’ignore pas ce que tu en penses et dans une certaine mesure je comprends ton point de vue. » Il n’avait pas eu besoin d’être explicite sur le sujet pour qu’elle comprenne que la place des femmes ne représentait pas grand-chose dans son esprit. C’était un point de vue qu’elle ne partageait guère mais elle devait admettre que la situation sociétale n’était pas la même sur cette île : les femmes apportaient à leurs familles par le mariage et non par le travail. C’était un autre monde, mais il fonctionnait. « Mais s’il ne s’agit que ça, il serait dommage que ce conflit nuise encore à plus de monde… Elle laissa sa phrase en suspens. Ce n’était pas un conseil, ni une leçon de vie, elle exprimait simplement le fond de sa pensée. Ceci dit, je prends note de ce que tu m’as dit à son sujet et je t’en remercie. Je serai prudente. »

Alors qu’elle disait cela, un coup de tonnerre craqua, fendant le ciel d’une balafre de lumière et de larges gouttes commencèrent à s’écraser sur le parvis boueux des rues. Tout autour d’eux, les habitants commencèrent à presser le pas pour gagner leurs maisons. Elle prit cela comme signe qu’il était temps de prendre congé.

« Je ne peux de toute façon pas prendre la mer ce soir. Un nouveau coup de tonnerre vint appuyer son propos. Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver. » Conclut-elle d’un regard entendu. Elle tourna les talons pour repartir d’où elle était venue avant de se souvenir qu’elle n’était pas venue les mains vides. Question de politesse. « Ah, j’avais ramené ça… Ne t’inquiète pas, ce n’est pas empoisonné, ajouta-t-elle, amusée. Elle lui tendit un paquet de cuir au sein duquel il pourrait trouver des pâtisseries typiques de Fálki. Adieu Svein. »

Sans se retourner et sans rien ajouter, elle disparut dans la foule qui se clairsemait. Elle avait tenu sa parole en se rendant sur l’île pour rencontrer un membre de sa famille, la fortune avait fait qu’elle croise la route de Svein plutôt que celle de Sigrid. Le reste n’était plus entre ses mains.