Le vent marin fouettait son visage nu d’une caresse piquante. En haute mer, le vent était empreint des embruns marins, et tant chargé d’iode que chaque inspiration lui brûlait les poumons. Une brûlure bienvenue, qu’elle savait apprécier à sa juste valeur. Il y avait aussi ce relent métallique qui lui laissait un goût âpre dans la bouche et qui faisait écho à l’argent des poissons qui filaient sous la coque de son snekkar tandis qu’il fendait les eaux de la mer de l’est à vive allure. Le temps était en leur faveur. Un soleil haut et éclatant lui permettait de voir d’autant plus loin que l’horizon était dégagé et que les cieux étaient exempts de nuages. Un vent arrière les poussait en avant, si bien que, glissant sur les flots démontés, ils semblaient à peine effleurer la surface de l’eau sombre, presque noire. De temps en temps la coque faisait une embardée, éclatant une vague en mousse blanche et en myriade de gouttes d’eau qui venaient perler sur sa broigne de cuir ou orner ses cheveux blonds et emmêlés de perles translucides.

Pourtant, elle restait statique, scrutant inlassablement au loin, là où le ciel frisait la mer dans une embrassade azuréenne. À la proue de son drakkar, accroupie sur la haute figure qui mordait le ressac, Astrid observait. Les côtes de Fálki n’étaient pas loin derrière elles et il leur était aisé de les apercevoir lorsqu’elle se tournait vers le nord, mais il allait bientôt leur falloir faire demi-tour pour naviguer de l’autre côté de l’île – là où les envahisseurs étaient les plus prompts à attaquer. Pourtant, même elle devait admettre que les temps étaient calmes ; Les Snákrson semblaient avoir mis leurs raids entre parenthèses et les navires de Bjǫrn n’étaient pas non plus enclins à commercer tant que le soleil brillait fort, sans doute parce qu’il leur était alors plus opportun alors d’entamer un voyage vers Gamall. Aussi, la plupart de ses rondes se terminaient sans qu’elles aient croisé âme qui vive. Et ce n’était pas une chose dont Astrid avait à se plaindre. Elle descendit de son perchoir pour s’approcher de sa seconde.

« Donne l’ordre de faire demi-tour, nous faisons une dernière ronde et nous rentrons. » Lui glissa-t-elle en se dirigeant vers sa cabine.

Elle n’avait pas besoin de s’assurer que les ordres soient bien exécutés, sa confiance en Vilde était absolue et elle savait qu’il n’y avait personne de plus à même que la Fálkidottir pour les amener à bon port. Poussant la porte de sa minuscule cabine, la jeune femme s’installa derrière une table de bois et sortit un nécessaire d’écriture. Car de temps à autre, il lui fallait délaisser sa broigne de Capitaine pour enfiler celle de l’héritière et régler les histoires inhérentes à toutes les grandes familles de l’île ; Commerces, alliances, mariages,… Dans un soupir, elle trempa la pointe de sa plume dans un encrier et entama la longue litanie du grattement du calamus contre le parchemin.
« Capitaine, navire à l’horizon. »

Une éternité semblait s’être écoulée quand sa seconde pénétra dans la cabine, la mine sombre de celle qui annonce une mauvaise nouvelle. Violemment arrachée à ses pensées, et dans un juron, Astrid sortit en trombe de la pièce et se précipita à la rambarde ; En effet se dessinait à l’horizon un point minuscule, comme un grain de poussière dans le lointain, qui ne portait de voile de Fálki et qu’elles ne pouvaient donc pas le laisser passer.

« SOUQUEZ À TRIBORD ! S’exclama-t-elle à son équipage. On va les contourner pour les prendre de flanc. »

Le vent leur était contraire et c’était une bonne chose, puisque les manœuvres leur seraient d’autant plus facilitées. Leur allure allait leur permettre d’être à leur proximité en quelques dizaines de minutes, ce qui leur laisserait le temps de prendre les armes si le besoin s’en faisait ressentir. À cette pensée, la jeune femme se saisit de son arc et de son carquois et encocha une flèche. Juste au cas où. Puis elle se hissa sur la rambarde, se tenant fermement aux cordages pour mieux observer le navire qui grossissait à vue d’œil. Il était petit, bien plus que ce qu’elle l’aurait pensé – ce qui la rassurait quelque peu. Un navire comme celui-là ne pouvait pas emporter beaucoup d’hommes ! Lorsqu’elles se trouvèrent à sa portée, Astrid banda néanmoins son arc et attendit qu’une figure humaine se présente sur le pont. Lorsque ce fut fait, elle le tint en joue et s’exprima avec force :

« Vous êtes sur les eaux protégées de Fálki. Je vous donne dix secondes pour me dire ce que vous êtes venus faire ici. » Sinon ? Ils verraient bien.

L’homme qui se tenait sur le pont du drakkar face à elle lui était parfaitement inconnu. Comme la voile repliée dont les couleurs ne lui disaient rien ; Pas de Bjǫrn, pas vraiment de Snákr et certainement pas de Fálki. Tandis que son équipage s’affairait à arrêter le navire, Astrid prit quelques instants pour dévisager l’individu, sa flèche toujours méticuleusement pointée sur lui. L’homme n’était pas une montagne de muscle – ni une montagne tout court. Sa tignasse brune, ses yeux chocolat et son style vestimentaire ne lui permettait pas de lui coller une étiquette. Aussi, à moins qu’il ne lui parle, elle n’avait aucun moyen de savoir d’où il venait. Contrariée devant son silence, la jeune femme banda un plus la corde de son arc à titre de menace. Puis elle l’entendit et le monde sembla cesser de tourner ; La voix féminine résonna étrangement dans l’horizon vide, seulement bercée par le reflux des eaux profondes et du ressac contre la coque. Cette voix qu’elle connaissait, mais qui n’avait rien à faire dans cet environnement, à cet instant. Elle l’avait entendue sur Snákr pendant des années, au sein d’une petite boutique d’alchimie dans laquelle elle venait se fournir.

Alors que le visage de Sigrid émergeait de derrière la balustrade, un large sourire ourla les lèvres de la Fálkidottir. Aussitôt, la jeune femme débanda son arc et donna à l’ordre à ses guerrières d’en faire autant – un ordre qui ne fut pas discuté et exécuté immédiatement. Son sourire s’élargit un peu lorsque la jeune femme lui rappela qu’elle lui avait donné son accord pour se rendre sur l’île à la recherche de plantes spécifiques de Fálki. Ainsi, l’homme était de Gamall ? Voilà qui n’était pas commun et expliquait certaines choses.

« Je comprends. La prochaine fois, pensez juste à me prévenir par faucon. Vous avez eu de la chance de tomber sur moi et pas sur une de mes sœurs. »

Par sœurs, elle entendait bien sûr les autres guerrières de l’île, les autres sentinelles qui voguaient sur les flots pour intercepter les individus qui chercheraient à se rendre sur l’île. Astrid cherchait toujours à interroger les navires qui s’approcher trop près des côtes, mais certaines Fálkidottir avaient une approche beaucoup plus radicale dans la manière de traiter les navires qui n’avaient pas annoncé leur arrivée. L’homme aux côtés de Sigrid prit de nouveau la main de la conversation et déclina son identité tel que cela lui avait été demandé quelques minutes plus tôt. Ainsi le Gamallien était un commerçant venu vendre ses fournitures ? Elle n’avait aucune raison de pas croire son histoire, d’autant qu’il était en bonne compagnie et faisait preuve de bonne foi en se désarmant. Pourtant il y avait quelque chose chez lui qui la gênait, sans qu’elle soit réellement en mesure de savoir pourquoi. Rangeant néanmoins sa flèche dans son carquois et passant son arc autour d’elle, Astrid poussa un soupir rasséréné. Oui, elle aimait la fureur du combat, mais elle préférait toutefois l’éviter quand cela était possible.

« Je n’ai aucune preuve de ce que vous dites. Pour ce que je sais, vous pourriez simplement profiter que Sigrid soit à votre bord pour vous rendre sur l’île… Qu’est-ce qui me fait croire que je peux vous faire confiance ? » Son ton n’était pas agressif, elle exprimait simplement le fond de sa pensée – dans laquelle transparaissait sans nul doute une pointe de méfiance.

Parce qu’elle avait accordé sa confiance à l’alchimiste, et pas à son camarade navigateur. Elle ne pouvait pas les laisser traverser sans s’être assuré que l’île ne risquait rien – surtout maintenant qu’elle savait que le navire venait de Snákr.

Astrid était face à un dilemme. D’un côté il y avait Sigrid, à qui elle avait donné sa parole qu’elle lui permettrait de se rendre sur Fálki pour y récolter des plantes. Sigrid en qui elle avait confiance, de qui elle avait vanté les mérites auprès des autres femmes de l’île, des femmes qui la connaissaient, ne serait-ce que de nom. Des femmes qui savaient qu’un jour, l’alchimiste viendrait leur rendre visite. Tout avait été arrangé pour cela. D’un autre côté, il y avait Logan. Un homme qu’elle ne connaissait pas, dont elle n’avait même jamais entendu parler. Un homme qui venait de Snákr et lui disait ouvertement qu’il ne pouvait pas prouver son innocence, si ce n’était qu’il n’amenait pas une armada avec lui pour prendre l’île d’assaut. En soit, c’était un point rassurant. Consciencieusement, la jeune femme écouta Sigrid dire ce qu’elle savait de son camarade navigateur, et même si elle ne pouvait lui affirmer que c’était une personne pétrie de bonnes intentions, elle se disait prête à garder un œil sur lui tout le temps de leur séjour sur l’île. Lorsque le Gamallien vint confirmer les dires de sa passagère, Astrid poussa finalement un soupir sonore et secoua la tête.

« Bien sûr, je vais vous laisser passer. Je sais à quel point un voyage comme celui-là peut être coûteux et érintant, il n’était pas dans mon intention de vous faire faire demi-tour. » Elle ne pouvait que se mettre à leur place.

Il fallait simplement qu’elle trouve comment leur permettre de se rendre sur l’île sans être inquiétés par les autres gardiennes. Et aussi pour qu’elle-même ait la conscience tranquille, puisqu’elle n’allait guère pouvoir les accompagner sur l’île. Bien sûr, il y avait toujours la possibilité d’amputer son équipage d’une femme qui les accompagnerait dans leur périple. Elle n’avait qu’à demander pour que l’une d’elle se porte volontaire ; Elles aimaient l’île autant qu’Astrid, feraient tout pour la préserver et n’hésiterait pas à rendre service à leur capitaine. Sauf que son équipage tournait déjà en effectif réduit depuis plusieurs semaines du fait d’une Tveirbinda bénie de Fagr. Elle ne pouvait guère se permettre de se séparer de l’une de ses rameuses.

« Bertha, appela-t-elle doucement. Une jeune femme – très certainement apprentie – se présenta aussitôt auprès d’elle. Préviens l’Hyrða que nous avons des visiteurs et qu’ils ont ma confiance. N’oublie pas de mentionner le blason. Je te remercie. » Conclut-elle sans lui accorder un regard.

De toute façon, elle n’avait pas besoin de le voir pour savoir que la Fálkidottir allait s’exécuter aussitôt. La Fálkidottir poussa un nouveau soupir lorsque l’évidence selon laquelle elle allait devoir prendre la responsabilité de la présence d’un Snákrson sur l’île se fit. Tant pis ; Elle était assez respectée pour qu’on ne remette guère ses décisions en question, et le moment était venu de tirer profit de cela.

« Je prends sur moi la responsabilité de vous laisser traverser, annonça-t-elle finalement. J’ai laissé à d’autres la décision de vous faire surveiller, mais vous ne serez pas inquiétés tant que vous vous trouverez sur l’île et qu’aucun n’incident ne sera à déplorer. Elle marqua une pause. En revanche, si quelque chose devait arriver, je ne pourrais malheureusement rien pour vous. Et inutile de préciser que vos venues futures seraient irrémédiablement compromises… Mais je vous fais confiance. Et Sigrid, je compte sur vous. »

Elle planta ses prunelles dans celle de l’alchimiste, sachant qu’elle comprendrait très bien ce que cela signifiait, et un sourire ourla sa lippe. Oui, elle avait confiance en elle et espérait ne pas se tromper lorsqu’elle prenait cette décision qui lui semblait la bonne.