Runa court.

L'air siffle à ses oreilles, les feuilles fouettent son visage, mais Runa n'en a cure ; elle court.

Runa court le sourire aux lèvres, le nez au vent. Ses jambes aux muscles puissants, tels ceux d'une louve, la propulse, toujours plus loin, toujours plus vite, en direction de la côte.

Elle sent le sang colorer ses joues et ses oreilles. Elle sent l'air froid du mois de Regn glisser sur sa peau alors qu'elle le fend comme un langskip déchire les flots marins ; son parfum, la seule écume qui flotte dans son sillage, ne se diffuse que quelques secondes avant de disparaître, submergé par les odeurs de la forêt.

Runa court et rien ne semble l'arrêter. Le monde autour d'elle se brouille de par sa vitesse et le sourire sur ses lèvres s’agrandit. Elle rit aux éclats, les sons déformés par les mouvements de son corps soumis à sa course, mais peu lui importe. Ce qu'elle vit à cet instant ressemble-t-il à ce que ressent un change-peau lorsqu'il s'élance dans le ciel pour la première fois ?

Elle ne sait pas ; elle ne le saura même jamais, destinée qu'elle est à arpenter la terre de ses ancêtres sur ses membres inférieurs. Mais cela n'est pas important, car même si le ciel l'a un jour appelé, son corps s'est révélé incapable de lui répondre et elle à fini par faire son deuil de cette immensité de liberté. Elle vit sa vie comme elle l'entend, partagée entre contemplation et action et personne ne peut lui dire ce qu'elle doit faire et ne pas faire. Seuls les Dieux ont ce pouvoir et si tel était leur décision elle la respecterait. Mais pour le moment Runa est libre.

Aujourd'hui le monde des Hommes, ses frères et sœurs bipèdes, lui pesait. Elle avait besoin de rejoindre cette autre partie d'elle, cette moitié d'âme sauvage.

La vérité c'est que l'idée de sa mère lui manquait.

Runa était la raison pour laquelle cette dernière n'était plus. Son père lui était inconnu et cela importait peu à la jeune femme. Mais même si elle n'avait jamais connu sa mère, elle s'était faite une idée de cette femme dont on lui parlait souvent enfant. Elle lui avait même dédié une partie de l'île, sur une petite plage un peu reculée et difficile d'accès à pied car entouré de diverses rochers. Mais l'escalade ne faisait pas peur à la jeune femme et c'est précisément vers cet endroit qu'elle courrait maintenant, pressée de rejoindre la représentation de celle qui l'avait mise au monde avant de relâcher son emprise sur celui-ci.

Arrivant au pied des rochers menant à la crique 'mortuaire' Runa ralentit enfin le pas, essoufflée qu'elle était par sa course.

Elle devait maintenant escalader l'obstacle qui se dressait sur son chemin.

Après avoir attachés ses nattes en une queue de cheval grossière et s'être assurée que rien ne la gênerait durant sa descente, la jeune femme se lança à la conquête de la roche. Une prise après l'autre, elle gagnait du terrain et s'approchait de son but.

L'exercice lui faisait du bien, tout comme la solitude.

Cela faisait plusieurs semaines qu'elle n'était pas venu rendre visite à l'idée de sa mère et voilà que cela l'avait travaillé toute la journée.

Posant enfin le pied sur la terre ferme, quelques mètres plus bas, Runa aspira l'air froid de Regn, récupérant de son effort.

Elle allait s'avancer vers le petit coin qu'elle avait aménagé en mémoire du souvenir de la femme dont elle portait le nom, lorsqu'un bruit étrange la coupa dans son élant.

De là où elle se trouvait, à cinq ou six mètres du bord de la plage, masqué à ses yeux par divers obstacles naturels tels qu'arbres et rochers, Runa aurait pu jurer qu'elle entendait quelqu'un fredonner.

Instinctivement, elle porta sa main à son fourreau, laissant reposer sa main sur le pommeau de son épée. Puis, sur le qui-vive, elle entreprit de parcourir la faible distance qui la séparait de son objectif à pas de loup.

S'il y avait bien un 'intrus' sur son 'territoire', Runa voulait avoir l'effet de surprise.

Codage par Libella sur Graphiorum

Avançant à pas lents, Runa s'approcha de l'entrée de la cavité dans laquelle elle avait installé les offrandes dédiés au souvenir de sa mère.

Il n'y avait pas grand chose de valeur, juste quelques affaires dont un vase, qu'elle avait acheté avec le peu d'argent mis de côté alors qu'elle était enfant. Son père adoptif ayant pour habitude de l'envoyer faire des courses, il lui laissait toujours garder la petite monnaie en récompense de son service. Même si l'objet était de belle facture, il ne valait pourtant pas grand chose. Une assiette et un petit bol reposaient à côté, plein de ce que certains auraient qualifié de colifichets et autres breloques.

Parfois elle ramenait de petites pierres brillantes, sûrement des reste de minerais, bien trop pauvres pour qu'elles aient une quelconque utilité, mais Runa aimait ces petits trésors offerts par la nature.

Il y avait aussi une corne provenant du bois du premier cerf qu'elle avait abattu enfant, une griffe de loup, offert par son cousin et un bracelet qu'elle avait fait avec des perles d'argiles peintes ; un amoncellement de petites babioles en somme.

Mais tout cela avait une valeur sentimentale pour la jeune femme et trouver quelqu'un dans ce lieu sacré à ses yeux provoquait une vague de colère en elle. L'euphorie de sa course avait maintenant disparue, submergée par ce sentiment sourd qui prenait place au creux de sa poitrine.

Elle n'était plus maintenant qu'à quelques pas de l'intrus. Sa main glissa instinctivement du pommeau de son épée à la fusée de celle-ci. Accroupie derrière les branches d'un arbres, Runa s'efforça de retirer sa lame hors du fourreau protecteur qui la contenait sans faire le moindre bruit.

Habituellement elle adorait ce son. Plus jeune elle ne se lassait pas de sortir et rentrer son arme de sa protection de cuir. Il y avait quelque chose dans ce bruit qui faisait vibrer son âme ; tout comme lorsque sa lame fendait l'air ou frappait un bouclier, voir même une autre lame. Mais là n'étais pas son but.

Ralentissant son souffle, elle se laissa emplir des sons et des odeurs qui l'entouraient. Alors, ne faisant plus qu'une avec la nature, elle attendis patiemment que son visiteur imprévu passe à côté d'elle. Immobile, telle une roche centenaire, l'importun ne la remarqua même pas. Ses bras chargés de trésors lui avaient-ils fait perdre son lien avec la réalité ? A moins que les Dieux n'ai masqué la guerrière à la vue de l'intrus afin qu'elle puisse le surprendre ?

D'un mouvement fluide, elle prit place derrière lui et plaça sa lame sur la gorge du voleur, car il était clair maintenant que c'était un homme.

"Heu... Je... Je ne suis pas armé, on peut peut-être discuter?" dit-il d'une voix qu'il pensait sûrement stable mais dans laquelle Runa percevait l’inquiétude.

Elle ne dit pourtant rien, maintenant sa prise sur le brigand.

"C'est à vous tout ça? Je vais vous le rendre hein? Voulez vous juste... Reculer cette lame s'il vous plaît?"

Son accent trahissait son origine ; c'était un Snákrson. Pas de naissance cependant. Il y avait dans sa façon de parler une sonorité inhabituelle qu'elle n'avait encore jamais entendu. Mais cela importait peu à la jeune femme. S'il vivait sur l'île des frères maudits, il en avait sûrement appris les coutumes et elle n'était pas prête à baisser sa garde de la sorte.

Que fais-tu là, étranger ? siffla-t-elle entre ses dents serrée de rage.

Elle connaissait déjà la réponse à sa question, mais elle voulait voir comment il allait tenter de s'expliquer, pas tout à fait certaine de le laisser repartir avec tous ses doigts.

Elle ne le tuerais pas, bien entendu, mais cela ne l'empêcherait pas de lui ôter toute possibilité de voler à nouveau.

Afin de bien lui faire comprendre qu'elle ne plaisantait pas, et aussi pour accentuer le malaise qu'il devait ressentir au contact froid de la lame sur son cou, Runa serra un peu plus son arme contre la peau de l'importun.

Il avait intérêt à avoir une excellente explication... ou tout du moins une histoire qui satisferait la jeune guerrière.

Codage par Libella sur Graphiorum

La prise de Runa sur le cou du voleur se resserra à la suite de sa question. Elle lui laissa tout de même suffisamment d'espace pour qu'il puisse respirer et aussi, le plus important, lui répondre.

"Ecoutez, je ne voulais pas vous voler, je pensais que cet endroit n'avait aucun propriétaire..." lui répondit-il avant de déglutir contre la lame de la guerrière.

Elle le sentit plus qu'elle ne le vit faire, mais ne lui coupa pas la parole, espérant une réponse plus satisfaisante. Malheureusement ce ne fut pas tout à fait le cas puisqu'il se contenta d'ajouter :

"Mais puisque vous venez de m'apprendre que ma bêtise était sans égale, je vais remettre tout cela en place..."

Les sons qui sortaient de la bouche de ce gredin n'apaisaient en aucun cas la colère de la jeune femme. Si cela était possible, ils accentuaient même sa rage. La prenait-il pour une imbécile à lui parler de la sorte ? Ces paroles ressemblaient plus à de la moquerie qu'à une véritable repentance. Un tel affront aurait mérité qu'elle lui tranche la langue ; au moins à défaut de profaner les tombes, il n'aurait plus pu s'en servir pour dégrader les mots.

Serrant les dents afin de se calmer du mieux qu'elle put, elle lui laissa pourtant une dernière chance de lui répondre quelque chose qui semblait un tant soit peu sincère, même si l'ire qu'elle ressentait laissait bien peu de place à une quelconque 'bonne réponse' de la part du jeune homme.

"Allez vous me laisser m'excuser en vous regardant dans les yeux?" dit-il alors, inconscient de l'état dans lequel la guerrière se trouvait.

A cette dernière réplique, le sang de Runa ne fit qu'un tour. C'en était trop ! Pensait-il se trouver en position de faire une telle demande ? Runa était stupéfaite de tant d'audace.

Malheureusement, légèrement plus petite que lui, la posture qu'elle tenait commençait à devenir inconfortable et la jeune femme usa alors d'une manœuvre habile pour les libérer tout deux de cette prise, accédant ainsi malgré elle à la requête du voleur. Plaçant sa main libre sur l'épaule du pillard, elle empoigna l'habit de cuir qui couvrait le dos de son prisonnier et, le libérant de sa lame qu'elle abaissa sur le côté, elle tira fortement sur son vêtement pour lui faire faire volte-face. Enfin, sans marquer de temps, elle le repoussa de son avant-bras, maintenant placé sous le cou du brigand, le forçant ainsi à reculer de quelques pas.

"Tu penses que tu peux piller une sépulture parce qu'elle 'n'appartient à personne'?" grogna-t-elle, la mâchoire crispée en le dévisageant. "N'as-tu donc aucun respect pour les Dieux ou les défunts ?

Sans attendre de réponse de la part de son interlocuteur, Runa ajouta, fielleuse :

"Cette terre appartient à Brynja Hjördísdóttir. Et même si son corps à rejoint Valhal, ces objets que tu as pris sont sa propriété !"

D'un geste rapide, elle plaça la pointe de son épée sur le torse du pillard et y appliqua une très légère pression.

"C'est à elle que tu dois demander pardon !" finit-elle enfin , tout en désignant d'un geste de la tête l'endroit qu'il venait de piller. "A moins que tu ne préfère que je ne te soulage de quelques doigts pour t'apprendre à garder tes mains loin des objets des autres ?"

Les traits de Runa, habituellement si doux et accueillants, étaient maintenant pleins de fureur. Elle sentait son sang battre ses tempes tels des tambours de guerre, comme plus tôt, lorsqu'elle courrait. Malheureusement la raison en était bien moins agréable.

Cette intrusion était une atteinte au caractère sacré de ce lieu et, même si elle ne se laisserait pas aller à tuer, ce n'était pas l'envie qui lui manquait.

Codage par Libella sur Graphiorum

A la suite de sa tirade, Runa fixa son interlocuteur avec intensité, le transperçant de ses pupilles vertes pâles. Son menton relevé en signe de défi lui donnait un air impérieux et inflexible, tout comme ses sourcils froncés. Elle attendait clairement que l’homme face à elle commette la moindre erreur pour pouvoir mettre ses menaces à exécutions.

Malheureusement pour elle, ou heureusement pour le voleur, les mots qu’il lui répondit la laissèrent perplexe. S’attendant à ce qu’il la supplie ou la défie, la réponse qu’il lui donna alors l’a prise de court. Elle le regarda donc se dégager de la menace qu’elle faisait peser sur son torse par l’intermédiaire de sa lame et passer à côté d’elle, les bras chargés des présents qu’elle avait fait à sa mère toute sa vie.

Une fois la surprise puis la réflexion étiolés, il était étrange de voir une autre personne qu’elle en ce lieu où elle était toujours venue seule ; qui plus est un homme. Même Brandr, son cousin avec qui elle avait fait les quatre cents coups, n’étais jamais venu ici et, à sa connaissance, aucun membre de sa famille n’avait même la moindre idée de la présence d’un tel lieu.

Elle avait choisi cet endroit car l’emplacement ressemblait à l’idée qu’elle se faisait de celle qui lui avait donné la vie. On lui avait conté son caractère indomptable, telle la mer lors d’une tempête ; son attirance pour les longues marches solitaires en forêt, un peu comme sa fille finalement et son amour pour cette île qu’elle ne quitta que pour rencontrer celui avec qui elle allait engendrer son unique enfant.

De plus, la cavité semblait être un refuge naturel pour les êtres parti dans l’au-delà. Puisque les vivants s’épanouissaient dans la lumière des Dieux, les morts étaient peut-être gêné par celle-ci ; c’était le résonnement qui était arrivé à maturité dans l’esprit de l’enfant qu’elle était, il y avait vingt-trois ans.

Et, peut-être Runa avait-elle décidé de faire un autel parce qu’elle n’avait jamais vu le corps de sa mère, emporté par le bateau qui pris feu pour élever son esprit au Valhal alors qu’elle n’avait que quelques jours

"Vous vous chargez donc de garder la sépulture de votre mère?" lui demanda alors le pillard.

Surprise par sa question, la jeune femme ne répondit pas tout de suite. Le bras tenant sa lame était maintenant à son côté. Ces réflexions ainsi que le changement de comportement de son interlocuteur avaient fini par adoucir son ire.

"Je n'ai jamais pu retourner là ou mes parents sont morts, tout à brûlé." continua-t-il avant de compléter son histoire, expliquant ainsi qu’il n’avait jamais pu rendre hommage à sa défunte famille et qu’il ne savait pas ce qu’honorer la mémoire de quelqu’un impliquait réellement.

Toujours sur la défensive, Runa observa suspicieusement le langage qui émanait de sa posture. Il avait l’air sincère… ou très bon scalde. Ces derniers avaient tellement l’habitude de narrer l’Histoire et les légendes qu’ils étaient doués pour se faire passer pour ce qu’ils n’étaient pas.

Mais le jeune homme face à elle n’était pas assez doué avec les mots, le début de leur conversation en était la preuve, pour appartenir à une telle profession, à moins que cela ne fusse aussi un acte.

Incertaine, la jeune guerrière fini par hocher la tête, acceptant sa requête. Oui, rendre hommage à sa mère serait un bon moyen de se faire pardonner son affront premier. Et, à bien y regarder, il était vrai que l’autel qu’elle avait offert à Brynja faisait pâle figure. Sans la présence d’un véritable marqueur, cet endroit pouvait très bien être la cachette d’un enfant, devenu grand, qui aurait entassé ses trésors puis les y auraient oubliés.

Elle eu soudain l’air contrite alors qu’il lui proposait de lui abandonner un objet en dédommagement de l’injure infligé à la défunte.

Mais Runa secoua la tête, refusant ainsi son offre, avant de ranger son épée.

"Je t’ai mal jugé, étranger." lui dit-elle alors. "Je me suis laissée aveugler par ma colère de trouver quelqu’un en ce lieu sacré à mes yeux. Cet autel appartient bien à ma mère, mais ne contient pas son corps. Il n’est là que pour honorer le souvenir de ce qu’elle était, même si je ne l’ai jamais connue."

Elle ne savait pas pourquoi elle lui expliquait cela. Peut-être que le fait de le savoir orphelin, comme elle, l’aidait à en parler. Elle n’avait d’ailleurs jamais vraiment exprimé ce qu’elle éprouvait d’avoir grandit de la sorte. Tout comme ce qu’elle ressentait lorsque le regard des gens, qui connaissaient son histoire, s’était posé sur elle durant toute son enfance ; une sorte de pitié qui lui collait à la peau et la faisait se sentir étrangère aux enfants de son âge.

Sans Brandr, Fríða et Daghild, avec qui elle avait vraiment lié amitié, Runa ne savait pas comment elle aurait vécu cette partie de sa vie qui avait fait d’elle ce qu’elle était maintenant.

Sûrement bien plus difficilement.

"Je n’ai même jamais su ce qu’était vraiment l’amour d’une mère." continua-t-elle. "Elle est morte pour que je puisse venir au monde et, même si j’ai été élevée par quelqu’un de très aimant, je n’étais que sa nièce. Je ne saurais jamais ce qu’est le véritable amour maternel, ni ce que l’on ressent à son contact. Tout comme le fait d’avoir un père. Je ne sais pas qui il est, ni s’il sait que j’existe."


La fin de sa phrase se termina dans un presque murmure, ses mots se dissolvant dans l’air avant d’être chassés par la brise marine. C’était la première fois que Runa se livrait ainsi ou exprimait ce manque. Qui avait besoin d’un Snákrson comme père, s’était-elle persuadée plus jeune. Vu comment les habitants de Fálki tenaient en ‘haute estime’ les membres masculin de leur île jumelle, autant le laisser croupir dans l’ignorance sur son morceau de terre.

Mais peut-être qu’il y avait une raison pour que sa tante ait gardé le secret de sa sœur toutes ces années. Peut-être l’homme qui était à l’origine de sa présence sur ces îles n’était pas le meilleur candidat pour élever un enfant, une fille de surcroît.

Serrant les poings ainsi que la mâchoire, Runa détourna le regard de son interlocuteur et battit plusieurs fois des cils pour chasser les larmes qui s’y agglutinaient malgré elle.

Elle n’allait tout de même pas pleurer devant la personne qu’elle avait menacé de mutiler quelques minutes plus tôt...

Codage par Libella sur Graphiorum

Runa battit férocement des cils pour se débarrasser des larmes qui se formaient au coin de ses yeux. a question de Logan laissa Runa songeuse, son regard tourné vers le paysage derrière le jeune homme. En vérité, elle ne contemplait rien, son attention était plutôt tournée vers sa réflexion, comme si fixer ce point était une façon de regarder en elle et de mieux évaluer, estimer, la meilleure réponse possible. Après quelques secondes, elle finit par reporter ses yeux sur lui.

"Aucune de nos situations n’est enviable, mais selon moi, il vaut mieux ne pas avoir eu de parents plutôt que de les avoir connu et de les perdre." lui dit-elle alors, les sourcils légèrement froncés "Au moins je ne sais pas ce que je perds, alors que toi…

La jeune guerrière laissa sa phrase en suspend pour ne pas mettre des mots sur l’horreur que cela pouvait représenter et ainsi ne pas remuer des souvenirs douloureux. Même si, à sa façon de parler de la chose il semblait avoir fait son deuil, elle se sentait désolée pour le jeune homme. Habituellement elle ne s’attardait pas sur ses propres états d’âmes. Elle avait d’autres choses à faire et à penser et cela ne servait à rien de broyer du noir, sauf lui faire perdre un temps précieux. Mais des enfants qui grandissaient puis perdaient leurs parents, elle en connaissait quelques-uns et il était évident que cela jouait sur leur équilibre. S’ils n’avaient personne pour les canaliser, ils pouvaient se renfermer sur eux même ou devenir violents. Bien que les premières approches furent difficiles, la jeune instructrice en avait pris quelques-uns sous son aile et ses leçons ainsi que sa façon de les encadrer leur avait fait le plus grand bien.

Le jeune homme face à elle n’avait pas l’air d’avoir subi cette violence et ce déséquilibre émotionnel, ou du moins il avait trouvé quelque chose ou quelqu’un pour l’épauler et l’aider à rester lui-même. Ce genre de perte faisait partie des choses qui marquait un individu à vie ; encore plus lorsque les parents étaient des gens aimants et présents dans la vie de l’enfant et qu’ils partaient de façon violente et non mérité, comme cela semblait avoir été le cas de son interlocuteur.

Parfois, Runa se demandait à quoi jouaient les dieux en agissant de la sorte. Mais qui était-elle pour remettre en question leur motivations ? Elle ne voyait pas la tapisserie dans son ensemble, elle ne voyait que les vies abimées par ces événements monstrueux semblables aux fils qui la constituait, comme tant de brin de laine effilochés par les atrocités qu’ils avaient vécu, laissant ainsi un ouvrage abîmé, déchiré, écorché…

A quoi bon ? Etait-ce par cruauté ? Ou pour leur apprendre une leçon ? Cette leçon, Runa l’avait bien retenu, rien n’était éternel. Il fallait donc préserver ce que l’on pouvait avant qu’il ne disparaisse et profiter de ce qui était avant que cela ne devienne ce qui fût.

Mais peut-être que ces épreuves étaient tant d’obstacles pour endurcir le cœur des Hommes, les rendre meilleurs, plus résistants ; et ceux qui ne s’adaptaient pas, qui ne parvenaient pas à surmonter cet apprentissage brutal, étaient ainsi élagués afin qu’il ne reste que les plus résistants.

Les dieux les préparaient-ils à quelque chose de si terrible qu’il leur fallait énormément souffrir pour y faire face ? Cette réalisation frappa Runa comme une claque et elle serra les poings pour s’empêcher de trembler.

La main que son vis-à-vis lui tendit la sortit de ses pensées et elle la contempla un instant, interdite, avant de placer la sienne au-dessus de celle offerte.

"Viens voir, je vais te montrer quelque chose."

Il la tutoyait à son tour et la jeune femme se sentit un peu plus proche du jeune homme, comme s’il souhaitait la mettre à l’aise ou qu’elle lui fasse confiance. Elle hocha la tête et le suivit tout en restant tout de même sur ses gardes. Elle s’était calmée mais cela ne changeait pas le fait qu’ils ne se connaissaient nullement et qu’elle l’avait surprise en train de dérober des objets ne lui appartenant pas. Qui savait qui il était réellement ? Cette question lui fit prendre conscience qu’elle ne connaissait même pas son nom.

S’asseyant au côté de l’inconnu, elle l’écouta lui parler de ce qu’il faisait, plus jeune, pour apaiser sa peine et elle l’imita, observant le lever du soleil comme si elle le voyait pour la première fois. En vérité, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vu l’astre du jour sortir des draps mouvants de l’onde.

Elle se levait toujours avant ou après le point du jour et elle n’avait que peu l’occasion de l’observer ainsi. De plus, suite aux mots du jeune homme, elle le voyait maintenant différemment. Elle voyait derrière cette lumière un objet divin. Peut-être les dieux les préparaient-ils pour quelque chose de terrible, mais ils ne les laissaient pas sans aide. Ils étaient là, en toute chose et Runa sentit son cœur se gonfler de calme à cette pensée.

Se tournant vers son interlocuteur, elle se décida à lui tendre la main d’une façon plus symbolique, afin de créer un lien entre eux et répondant ainsi au geste qu’il avait fait pour elle.

"Merci, étranger. Je suis Runa Brynjadóttir." lui dit-elle pour se présenter enfin à lui.

Leur rencontre était partie d’un mauvais pied, elle lui donnait ainsi la possibilité de reprendre à zéro leur échange dans de meilleures conditions.

Codage par Libella sur Graphiorum